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Les revues d'histoire de l’art en équilibre fragile

Les revues d'histoire de l’art en équilibre fragile
Le dernier numéro des Cahiers du MNAM, numéro 162 2022-2023.
© Succession Yves Klein c/o Adagp, Paris, 2023. Photo : Facebook / Editions du Centre Pompidou.

Pour beaucoup d’historiens et historiennes de l’art, publier dans une revue scientifique reste un passage obligé. Mais leurs conditions de production demeurent fragiles.

« Je n’ai jamais été rémunéré pour une publication scientifique », annonce un jeune docteur en histoire de l’art. Le chercheur ne semble pas particulièrement révolté par la situation. « Souvent, publier dans de telles revues coûte même de l'argent, ajoute une autre. On doit fournir les images qui illustreront notre article et s’acquitter nous-même des droits de reproductions, qui peuvent être très élevés ». Elle détaille : « Pour une publication, j’avais dû demander moi-même des images à une artiste contemporaine basée aux États-Unis. Son équipe avait demandé à lire mon article pour en vérifier les informations. Cela pose des questions d'un point de vue scientifique ».

Expertises

Ces revues sont diverses. Le fonctionnement de la revue de recherche universitaire Marges (Paris 8) n'est pas le même que celui d’Études photographiques ou de revues institutionnelles comme Perspective (Institut national d’histoire de l’art, INHA) ou les Cahiers du Mnam. Comme le rappelle un article paru en 2009 dans Sciences sociales et santé, « une revue scientifique a deux missions : publier des résultats de recherche et contribuer au rayonnement d’un champ de recherche, mono- ou pluridisciplinaire, ainsi qu’à la communauté, nationale ou internationale qui le promeut ». Un classement des revues de sciences humaines et sociales, établi par l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES) en 2008, avait largement fait débat, notamment parmi les chercheurs en histoire de l’art, qui s’interrogeaient sur son bien-fondé et sa logique. « Ce système, fondé sur celui des revues de sciences dures, est-il adapté aux sciences humaines ? », s’interroge Éric de Chassey, directeur de l’INHA. Pour Katia Bienvenu, responsable des éditions, « une fois l'appel à candidatures lancé pour Perspective [fondé par Olivier Bonfait, ndlr], les textes reçus sont expertisés avec une lecture en double aveugle. Ce long processus de lecture anonyme est aujourd’hui une condition d’attribution de financements en tant que revue scientifique ». Et Éric de Chassey d’ajouter : « Cette procédure en double aveugle évite les discriminations mais elle alourdit. Est-ce qu’une double lecture permet vraiment d’améliorer l’article ? »

Jérôme Glicenstein, rédacteur en chef de la revue Marges, en est convaincu : « La lecture à l’aveugle garantit le caractère scientifique de la revue. En sciences humaines, il y a un manque de sérieux académique dans beaucoup de revues, en partie dû au copinage ».  Ainsi à Marges, un appel à contribution est diffusé deux fois par an sur les réseaux d’histoire de l’art comme le blog de l’APAHAU, des sites tels que Fabula ou encore via les canaux des écoles doctorales. La revue reçoit en général entre 20 et 40 propositions, anonymisées puis lues par le comité de rédaction qui le note A, B ou C. Les auteurs ayant obtenu un A présentent publiquement leur projet lors d’une journée d’étude, puis rédigent un article qui sera publié dans la revue. Le fonctionnement est opposé aux Cahiers du Mnam : « On ne fait pas d’appel à contributions ni de lecture en double aveugle, explique son rédacteur en chef, Jean-Pierre Criqui. Notre réseau est suffisamment nourri pour qu’il ne manque pas de propositions ».

Spécificités et numérisation

Dans un rapport, Sophie Cras et Constance Moreteau reviennent sur les enjeux propres aux revues d’histoire de l’art, soit « la nécessité de publier des images, un adossement éventuel à un musée ou à une société savante ». À ce propos, Éric de Chassey est clair : « Perspective ne pourrait pas exister autrement qu’institutionnellement. Une telle publication a un coût ». Jérôme Glicenstein, lui, se réjouit de « l’indépendance de la revue ». « Pour être indépendant, il ne faut pas coûter cher à produire », continue-t-il. Diffusée à une centaine d’exemplaires et comptant parmi ses abonnés essentiellement des bibliothèques et institutions, la revue est malgré tout bénéficiaire. « Toute l’équipe, même le graphiste, est bénévole, détaille Jérôme Glicenstein. Nous touchons une petite subvention du département des arts plastiques de Paris 8. Avec nos abonnés et les royalties versées par Cairn [un portail web consacré aux sciences humaines et sociales, ndlr], on s’y retrouve ».

Notons que les auteurs des textes ne sont pas rémunérés et qu’ils ont en général la charge de fournir les images pour illustrer leur papier. À l’opposé, les Cahiers du Mnam paient entre 300 et 500 euros pour un article d’environ 40 000 signes et disposent, en interne, d’une équipe d’iconographes chargés, comme pour la revue Perspective, des illustrations. En fonction de son adossement à une institution ou un musée, une revue publiant de l’histoire de l’art peut avoir des modèles économiques très différents. Le passage au numérique ajoute par ailleurs un nouvel enjeu. Certaines s’y sont mises ou projettent de le faire, mais ce n’est pas le cas de toutes, en raison notamment du coût de reproduction des images sur Internet et des délais avant qu’une revue tombe dans le domaine public.

Progresser scientifiquement

Malgré les obstacles à la publication dans les revues scientifiques, chercheurs et chercheuses estiment pour la plupart qu’il est « nécessaire de le faire dans le cadre d’une carrière académique ». Une historienne de l'art affirme : « C’est l’occasion de progresser scientifiquement. Produire un contenu, soumettre le résultat de nos recherches et absorber les retours de nos pairs est important et permet de se situer en tant que chercheuse. Comment diffuser plus largement ses idées en dehors du petit monde académique ? Publier aide aussi à se construire une identité dans la recherche ». Pour son confrère, « amasser des connaissances pour soi sans les diffuser n’est pas très utile à la discipline ». 

Une question demeure : pour qui écrit-on ? Un lectorat de chercheurs, et pas forcément des historiens de l’art, disent les uns, un public qui lit déjà des catalogues d’expositions, disent d'autres. Sans remettre en cause l’importance des revues de recherche en histoire de l’art, d’autres supports, « comme AOC ou La Vie des Idées », selon la chercheuse, permettent de toucher un lectorat plus large.

Les Cahiers du MNAM, numéro 161, automne 2022.
Les Cahiers du MNAM, numéro 161, automne 2022.
© DR. Photo : Facebook / Editions du Centre Pompidou.
Couverture de la revue Perspective : 2022-1, Transports.
Couverture de la revue Perspective : 2022-1, Transports.
© Dominique Blain, photo : © Vincent Royer – OpenUp Studio / Centre culturel canadien, 2019
Performance Conférence 1664 d'Hortence Belhôte à l'occasion du lancement du numéro "Raconter" de la revue Perspective au Palais de Tokyo le 28 novembre 2022.
Performance Conférence 1664 d'Hortence Belhôte à l'occasion du lancement du numéro "Raconter" de la revue Perspective au Palais de Tokyo le 28 novembre 2022.
© Fernanda Tafner.
Revue Muséologies, volume 9, numéro 1, 2018.
Revue Muséologies, volume 9, numéro 1, 2018.
© DR.
Revue Marges.
Revue Marges.
© DR.
Jérôme Glicenstein.
Jérôme Glicenstein.
Jérôme Glicenstein.
Katia Bienvenu.
Katia Bienvenu.
© Vincent Vanberkel.
Éric de Chassey, 2021.
Éric de Chassey, 2021.
© INHA. Photo Jack Shear.

Article issu de l'édition N°2565