On les a vus cette année à la biennale de Berlin et au Louisiana Museum, près de Copenhague, l'an dernier à la biennale d'architecture de Venise et en 2017 à la documenta 14 à Cassel. Nommés au Turner Prize en 2018, ils exposent actuellement leur travail au HKW (à Berlin encore), au Museo de Antioquia de Medellín et au Tensta Kunsthaus de Stockholm. Forensic Architecture, ce collectif d'architectes, artistes, ingénieurs, avocats et journalistes fondé en 2010 par Eyal Weizman, architecte lui-même et théoricien israélien, est présent depuis ses débuts dans le contexte de l'art (et notamment la biennale de Sharjah en 2011).
Pourtant, l'agence abritée par la Goldsmiths University, à Londres, ne produit pas d'œuvres d'art. Financée par des fondations et des bourses, elle enquête avec des méthodes scientifiques sur des cas de violation des droits humains, afin de présenter ses résultats dans le cadre de tribunaux, en partenariat avec des ONG, des médias, des activistes ou des équipes juridiques. Ces investigations prennent la forme de maquettes, physiques ou numériques, de relevés, entretiens, photographies, vidéos, animations ou cartes réalisés à partir du recueil et de l'analyse d'éléments provenant de scènes de guerre ou d'attentats (au Pakistan, à Gaza, en Ukraine), d'assassinats (ainsi tout récemment celui de la journaliste Shireen Abu Akleh en Cisjordanie) ou de crimes environnementaux (comme celui de l'industrie pétrochimique qui détruit des vies en Louisiane). Toutes leurs recherches sont disponibles sur le site internet de Forensic Architecture, dans une volonté d'information citoyenne et de transparence totale.
Se rendre sensible
Qu'y a-t-il donc à voir là, qui ait sa place dans des lieux d'art ? Dans son Manifeste pour une architecture forensique, Eyal Weizman relie matière et mémoire : toute architecture, et de manière plus large tout environnement, qu'il soit urbain ou naturel, portent les traces des événements passés. Les bâtiments sont des capteurs des changements politiques, sociaux, environnementaux : comme dispositifs enregistreurs (de tirs de snipers, d'explosions, de variations hygrométriques…), ils sont eux-mêmes des médias. Tout comme les villes, saturées de capteurs d'images (celles des smartphones et des caméras de surveillance) et de fluctuations météorologiques. « Nous adoptons le regard imaginaire d'un archéologue du futur contemplant le monde présent », déclare Eyal Weizman. Sur un mode expérimental, les équipes de Forensic Architecture utilisent les techniques de l'image et du son pour collecter des traces perceptibles au-delà d'un « seuil de détectabilité » – leur absence étant parfois tout aussi éloquente, comme ces « ombres » de corps obtenues en analysant les parties de murs épargnées par un shrapnel à Gaza.
L'enjeu ensuite est de faire parler les images obtenues, avec parfois le recours à la mémoire de témoins. Comme la matière, la mémoire subit les déformations des événements traumatiques, tout en attestant de leur impact. Ainsi le centre de torture de Saidnaya, en Syrie, a pu être modelisé grâce au souvenir des sons qu'en ont gardé les prisonniers, dont on bandait les yeux. L'artiste Lawrence Abu Hamdan a pu reconstituer une spatialisation du bâtiment en matérialisant son fond acoustique. La maquette ainsi produite décrit à la fois le lieu et l'expérience qu'y ont vécue les victimes. L'architecture est alors à la fois objet d'enquête, méthode de recherche et mode d'exposition.
Entre en jeu le concept d'« esthétique d'investigation » développé par Eyal Weizman : « L'esthétique ici n'est pas une question de beauté mais de sensible, c'est la manière dont les choses enregistrent leur proximité à d'autres », explique-t-il dans un entretien à ArtReview. « Esthétiser » un paysage revient alors, par exemple, à faire ressortir dans un graphique la manière dont il a subi des radiations chimiques. D'où la collaboration avec des artistes – outre Lawrence Abu Hamdan, on peut citer Trevor Paglen et Edmund Clark –, capables d'interpréter et de mettre en scène les preuves, de les imaginer ou de les raconter. Pour les enquêteurs mêmes, il s'agit d'intensifier, comme face à une œuvre d'art à décoder, leur sensibilité à l'espace, aux matières, aux images. Eyal Weizman cite le philosophe Bruno Latour : l'esthétique c'est « se rendre sensible soi-même ».
Pourquoi exposer des enquêtes dans des lieux d'art
Que viennent donc faire dans des lieux d'art ces démonstrations de science forensique, destinées à un cadre légal, et dont l'intention première est d'exposer la violence des États, des armées, de la police ou des multinationales ? Dans l'exposition « Witnesses » au Louisiana Museum cet été, on pouvait par exemple pénétrer dans la reconstitution à échelle 1 du cybercafé de Cassel dans lequel Halit Yozgat a été assassiné en 2016, observer des modélisations de l'odeur de poudre et des sons des coups de feu, ainsi qu'une timeline d'échanges téléphoniques : autant d'éléments qui ont permis de démontrer le faux témoignage de l'agent de renseignement allemand présent sur place. « Les lieux d'art sont des endroits où les gens font attention aux détails, où ils ont l'habitude de s'arrêter longuement devant les images, d'avoir un engagement important avec ce qu'ils voient », fait remarquer Bob Trafford, enquêteur de Forensic Architecture basé à Berlin. Ce sont par ailleurs, poursuit ce journaliste de formation, « des lieux politiques à activer », accessibles à tous et qui diffusent leur travail de manière bien plus large que dans le circuit clos des tribunaux. Musées, biennales et centres d'art permettent le débat et la liberté de parole, et même parfois financent des enquêtes. Le terme « forensique » rejoint ainsi son étymologie latine : forum.
Le collectif revendique son activisme : l'« objectivité engagée » est la condition d'acquisition du savoir et non un obstacle. « On brouille volontairement les frontières entre activisme, art et journalisme », explique Bob Trafford. Non sans que cela ne crée des frictions. Invitée à la biennale du Whitney en 2019, l'agence a présenté une vidéo montrant le rôle de la société Safariland Group dans la production d'armes non-létales utilisées contre des civils : une entreprise dirigée par Warren B. Kanders, vice-président du conseil d'administration du Whitney Museum, qui démissionna dans la foulée. « On ne pouvait pas répondre à l'invitation du Whitney sans aborder le problème, comme c'est le cas pour d'autres institutions d'art qui peuvent avoir des histoires complexes », affirme Bob Trafford. S'il ne relève pas de cas de censure, l'enquêteur évoque sans les nommer des invitations que l'agence n'a pas honorées en raison de conflits d'intérêt similaires.
Un nouveau paradigme
Montré un peu partout dans le monde, mais échappant encore à l'emprise du marché de l'art, le travail de Forensic Architecture a été peu vu en France, et uniquement dans des expositions collectives (« Image à charge » en 2015 au BAL, la biennale du design de Saint-Etienne cette année et « Cinéma et espionnage », jusqu'en mai à la Cinémathèque). Curateur au Palais de Tokyo, François Piron a présenté en 2020 dans l'exposition « Anticorps » le film Cloud Studies, qui étudie les divers types de gaz toxiques utilisés par les régimes autoritaires. Alors que la question « Est-ce de l'art ? » semble depuis longtemps dépassée, le curateur, citant la tendance déjà ancienne dans l'art de l'esthétique scientifique, avec ses mind maps, documents et démonstrations, soutient : « Ce sont des formes, il y a une réflexion esthétique. Forensic Architecture a ouvert un paradigme dans l'art : le recours à la méthodologie forensique avec des outils scientifiques, qui ont une fonction critique de contre-enquête ». Pourquoi les institutions d'art consacrent-elles des expositions à ces formes ? Pour François Piron, « il y a chez certaines un désir d'efficience sociale et politique, touchant le public de manière moins métaphorisée ». Un changement de paradigme, là aussi, qui fait du musée ou du centre d'art « le terrain du débat public ». Autrement dit un média à part entière.