Que fait l'État égyptien face au trafic d'antiquités, alors que l'ouverture du Grand Egyptian Museum (GEM) a été de nouveau repoussée ? Si la question se pose, c'est que demeure une grande opacité dans la communication du gouvernement comme du ministère du Tourisme et des Antiquités égyptiens. L'inauguration du GEM sera un événement international, le hissant au rang de plus grand musée d'archéologie au monde consacré à une civilisation, mais il est impossible d'en connaître la date. Lorsque nous avions rencontré en 2018 au Caire l'ancien ministre du Tourisme et des Antiquités, Khaled El-Enany, égyptologue reconnu débarqué en août 2022 pour être remplacé par Ahmed Issa, un pur financier, il nous confiait que la date initiale était 2022, mais qu'il devait ouvrir dans sa totalité fin 2020 : « C'est pourquoi 8 000 ouvriers travaillent 24h/24 ! C'est un important financement de l'État égyptien, d'un montant d'un milliard de dollars ».
Il faut avoir en tête que le concours pour ce « musée-quartier » au pied des pyramides a été remporté en 2003 par le cabinet d'architectes Heneghan Peng. Il s'étend sur plus de 10 hectares, dont 24 000 m2 sont dédiés aux collections. Si Khaled El-Enany a été un ministre plus qu'actif, il a été évincé dans la dernière ligne droite, le privant des célébrations autour de l'ouverture de cette « quatrième pyramide ». Les derniers bruits de couloir ont fait passer la date d'inauguration de fin juin à novembre 2022, pour retomber dans le flou le plus total. Zahi Hawass, égyptologue et ancien ministre des Antiquités controversé, annonçait le 19 octobre sur Instagram qu'il faudra encore patienter jusqu'en 2023...
Il est vrai que l'espace médiatique de ce second semestre 2022 est largement occupé par le bicentenaire de la découverte de la tombe de Toutânkhamon par Howard Carter – dont le point d'orgue est la conférence « Transcending Eternity » organisée à Louxor du 4 au 6 novembre –, et par la COP27 qui se tiendra à Sharm el-Sheikh du 6 au 18 novembre. Ce flou n'est cependant pas compatible avec l'ambition affichée et les moyens mis en œuvre pour renforcer le tourisme, manne essentielle pour l'économie du pays, le prochain grand projet étant l'aménagement d'infrastructures hôtelières et d'un aéroport autour du monastère Sainte-Catherine dans le Sinaï.
Manque de clarté officielle
Côté trafic, l'Egyptian National Committee for the Repatriation of Antiquities (ENCRA) veille sur le marché de l'art pour identifier les pièces suspectes. Ainsi sont annoncées régulièrement des restitutions. Pendant la seule année 2021, le magazine Egypt Today a dressé un bilan : près de 5 000 objets ont été rapatriés des États-Unis, 115 de France et 36 d'Espagne. Ce mois de septembre 2022, 16 œuvres sont parvenues des États-Unis (dont neuf de la collection de Michael Steinhardt et cinq du Metropolitan Museum), et en octobre, une statue en bronze de la déesse Isis de Suisse. Depuis les printemps arabes en 2011, l'Égypte aurait récupéré 29 300 objets volés ou issus de fouilles illégales, un chiffre énorme. Mais les demandes officielles sont moins relayées que les éclats d'un Zahi Hawass ou de l'égyptologue militante Monica Hanna, qui a lancé en septembre la pétition pour « demander au Premier ministre égyptien, Dr Moustafa Madbouli, de présenter une demande officielle basée sur le désir du peuple égyptien de récupérer la pierre de Rosette », conservée au British Museum à Londres. Sont mis ainsi sur le même niveau des artefacts qui ont été achetés, négociés ou volés sous le pouvoir ottoman et ceux qui sont volés aujourd'hui dans la plus grande illégalité.
Mais la voix officielle n'est pas toujours claire. L'ENCRA s'était vivement fait entendre en saisissant Interpol, en coordination avec le ministère des Affaires étrangères, après la vente le 4 juillet 2019 d'une tête en quartzite de Toutânkhamon pour près de 5,3 millions d'euros chez Christie's à Londres. Mais le comité était resté muet lorsque Susanna Thomas, égyptologue du GEM et spécialiste du jeune roi, s'interrogeait sur Twitter en novembre 2017 sur l'origine de la stèle en granit rose au nom de Toutânkhamon, incriminée dans l'affaire du Louvre Abu Dhabi (toujours présentée sur le site Internet du musée émirati) : « Quelqu'un sait-il quoi que ce soit sur cela ? Le Louvre Abu Dhabi expose une belle stèle de Toutânkhamon dont on n'a jamais entendu parler avant (!!) »
Grand écart
On ne sait comment interpréter ce grand écart ni le peu de condamnations des réseaux sur le territoire national. En avril dernier, la justice égyptienne avait été relativement sévère en condamnant l'homme d'affaires Hassan Rateb ainsi que 17 autres personnes, accusés de contrebande d'antiquités à l'étranger, à cinq ans de prison et une amende d'un million de livres égyptiennes (environ 55 000 euros) chacun, mais aussi un ancien député, Alaa Hassanein, à dix ans de prison. En 2020, Raouf Boutros-Ghali (neveu du secrétaire général des Nations unies) avait été condamné à 30 ans de prison et 6 millions de livres d'amende (environ 330 000 euros) pour contrebande avec l'Italie, grâce à l'aide de Ladislav Otakar Skakal, ancien consul honoraire à Louxor. Le trafic concernait plus de 20 000 objets. Malgré ces rares jugements, les vols sont toujours d'actualité : quatre personnes ont été arrêtées le 22 octobre avec 59 objets volés au musée de la Faculté d'archéologie de l'Université Sohag, dans le sud du pays, et mi-août, 97 pièces ont été saisies à l'aéroport international de Louxor.
Si l'on mesure l'enjeu crucial que représente la valorisation du patrimoine pharaonique pour l'économie égyptienne (l'objectif est d'atteindre 30 millions de touristes contre 13 millions en 2019), parfois au détriment d'autres pans de l'histoire du pays – notons l'état de ruine du tombeau du poète Taha Hussein (1889-1973), père de la renaissance intellectuelle arabe –, on peine à comprendre la politique du ministère de la Justice dans la lutte contre le trafic dans le pays même.