Loin d’un effet de mode, la présence des Français à Bruxelles s’incarne dans une lame de fond qui ne cesse d’enfler d’année en année, au point de constituer aujourd’hui, avec quelques 68 327 ressortissants enregistrés à la mi-2022, la première communauté étrangère de la ville-région. Désormais, la capitale belge compte plus de ressortissants français que de Belges d’expression flamande… Jeune et protéiforme, cette présence s’exprime très fortement dans le secteur culturel et artistique.
Historiquement très concentrée dans les communes du sud et du sud-est de la ville (environ 18 % de la population), plutôt active dans le secteur tertiaire, la présence française, qui a presque doublé depuis l’an 2000, y est particulièrement jeune et résolument arrimée puisque, pour un résident sur deux, la durée de séjour est supérieure à dix ans. Outre la présence d’institutions européennes et internationales, l’attractivité de Bruxelles réside dans son foisonnement culturel et l’habitat bourgeois de zones comme Brugmann, l’avenue Molière ou le Châtelain. Ces quartiers attirent particulièrement les Français car l'environnement correspond à une population, notamment parisienne, disposant souvent d’un pouvoir d’achat élevé (voire très élevé) par rapport à la moyenne locale. Celle-ci souffre d’ailleurs de la hausse des prix engendrée par leur présence. Ces grands capitaux (40 des 500 plus grandes fortunes de France selon le dernier classement Challenges) auraient, selon le quotidien L’Echo, investi pas moins de 20 milliards d’euros de participations dans des sociétés logées en Belgique, parfois pour des raisons opérationnelles, souvent pour des raisons fiscales : « La plus grande part de ces sociétés ont pour objet les conseils financiers, la gestion des affaires, la détention d'actions, ou ce sont des holdings. On note également la présence de bon nombre de sociétés à vocation immobilière ».
De la comtesse de Soissons à Bernard Arnault
Depuis longtemps, Bruxelles fut un point de chute, voire un refuge pour d’illustres Français, parfois en exil plus ou moins forcé, de la comtesse de Soissons, expulsée de France pour avoir trempé dans l’affaire des poisons, à Victor Hugo, Honoré de Balzac et Charles Baudelaire. D’abord sporadique et élitiste, cette émigration s’intensifie au fil des crises du début du XXe siècle. Ainsi, dès l’aube de la Seconde Guerre mondiale, Bruxelles compte déjà pas moins de 25 000 expatriés français. Dans les années 1990, avec le processus de Bologne rapprochant les systèmes d’études supérieures européens, on voit le phénomène s’intensifier : les quotas et examens d’entrée imposés en France poussent des milliers d’étudiants à venir tenter leur chance en Belgique. De même, le développement des programmes Erasmus fait découvrir le pays à d’autres étudiants. Malgré le projet de taxe renforcée sur les grandes fortunes, Bruxelles voit arriver davantage d’exilés fiscaux, même si leur présence est parfois plus fantasmée que réelle. On s’étonne alors de l’arrivée, parfois définitive, Bernard Tapie (son fils Laurent est toujours là), du présentateur Arthur (Jacques Essebag), de Paul Belmondo, Henri Leconte, Jean-Marie Poiré, Paul-Loup Sulitzer, Richard Virenque, Éric-Emmanuel Schmitt ou des héritiers Taittinger.
Arrivée dans la capitale belge dès 2009, Pascale Siegrist Mussard, membre du conseil de gérance d’Emile Hermès, holding de tête du groupe Hermès, dit avoir « toujours été attirée par Bruxelles, l'ambiance, la spontanéité, ce qui s'y passe... J'avais une vraie envie de réfléchir, de travailler à Bruxelles où la vie est plus simple et moins stressante qu'à Paris. Il y a aussi moins d'arrogance et les contacts sont plus faciles à créer. J'aime aussi son côté surréaliste qui existe vraiment ! » Jean-Claude Marian, 170e fortune française, s’est installé à Bruxelles au début des années 2010. Particulièrement discret, l’ex-patron d’Orpea a élu domicile à Uccle, dans la très chic avenue Molière. Rebaptisée par les Bruxellois « l’avenue des Français », cette élégante artère arborée compte nombre de résidences somptueuses, dont celle de ce millionnaire qui accueille une collection d’art contemporain de tout premier ordre (Basquiat, Rothko…).
Autre exemple d’importance, celui de Bernard Arnault, considéré comme l'homme le plus riche de France. Trois de ses sociétés, Pilinvest Participations, Pilinvest Investissements et Belholding, situées dans la Blue Tower, le long de l'avenue Louise, détiennent 81 % d'Agache, la holding de tête de LVMH, numéro un mondial du luxe.
Va-et-vient
Beaucoup de celles et ceux qui ne devaient que passer à Bruxelles sont restés. Les raisons sont multiples. Tout d’abord, on peut y trouver son compte, fiscalement et économiquement. En outre, Londres, Berlin et Amsterdam sont devenus impayables alors qu’on trouve à Bruxelles une qualité de vie, une langue commune, un lycée français, une Alliance française et mille choses à faire et à voir. On y trouve aussi quantité d’enseignes commerciales françaises – cavistes, restaurants, galeries, antiquaires et salles de ventes. Ces dernières comptent parmi les acteurs les plus dynamiques du marché bruxellois, notamment grâce à des commissaires-priseurs français comme Wilfrid Vacher (Bonhams-Cornette de Saint Cyr), Olivia Roussev (Antenor Auction) ou Bertrand Leleu (Haynault). Artistes et collectionneurs ont naturellement suivi, notamment attirés par le dynamisme de la scène contemporaine.
Héritière du groupe Décathlon, Nathalie Guiot (fondation Thalie) inaugurait son centre d’art en 2018, tandis que le producteur Frédéric de Goldschmidt ouvrait au printemps dernier un espace mixte, Cloud Seven, dédié en partie à la présentation de sa collection. Côté galeries, si la plupart (Nathalie Obadia, Templon, Félix Frachon, La Patinoire Royale – Galerie Valérie Bach…) sont présentes de longue date et font preuve d’une belle énergie, d’autres sont déjà reparties, à l’instar de Flore de Brantes, rentrée dans ses terres tourangelles, ou de Edmond Francey, parti diriger le département art contemporain de Christie’s à Londres. D’autres encore viennent de s’installer ou sont en passe de le faire. Ainsi de Jonathan F. Kugel à Hervé Perdriolle (Modesti Perdriolle), ou prochainement Antonin Gatier (ZEBRES). Le premier, arrivé à Bruxelles en 2016, innovait dès 2017 en créant l'événement Art Sablon, intégrant l'art contemporain dans un parcours d'antiquaires. Installé en septembre 2019, Hervé Perdriolle posait un choix réfléchi, influencé par « la proximité de Paris pour garder mes contacts, le fait que je suivais régulièrement les expositions et la foire Art Brussels, et que l'immobilier y soit beaucoup moins cher ». Associé à l’homme d’affaires et collectionneur italien Maximiliano Modesti, qui se partage entre Bruxelles et Bombay, Hervé Perdriolle inaugurait en septembre 2021 la Modesti Perdriolle Gallery.
Un va-et-vient qui n’est pas près de s’arrêter : en janvier 2023, le rez-de-chaussée d’un très bel immeuble, place Guy d’Arezzo, au cœur de l’avenue Molière, verra ainsi l’ouverture d’une nouvelle antenne de l’enseigne parisienne ZEBRES. L’événement, programmé pour coïncider avec la tenue de la prochaine BRAFA, proposera un choix d’œuvres de Christian Astuguevieille. Aux commandes, Antonin Gatier, cofondateur et gérant, explique ses motivations : « Bruxelles est pour nous l’épicentre du marché européen. Paradoxalement, on y rencontre beaucoup plus de clients français qu’à Paris, on y voit plus de décorateurs et de collectionneurs d’autres régions du monde. En ouvrant un espace à Bruxelles, nous souhaitons nous inscrire dans une perspective européenne et nous rapprocher de la scène locale où nous participons à plusieurs salons. »
Du côté des Marolles, autre quartier investi par les expatriés français, ce sont des figures plus connues du grand public qui se sont installées ces dernières années, non sans un certain opportunisme commercial, motivé par la place de Bruxelles comme épicentre du marché des antiquités. Figure emblématique de l’émission télévisée Affaire conclue, Julien Cohen fut ainsi le premier, au printemps 2019, à ouvrir une boutique rue Blaes, suivi à l’automne 2021 par Alexandra Morel, autre vedette de l’émission. Cette dernière confiait alors à la chaîne de télévision locale BX1 : « Pour les antiquités et le marché de l'art, Bruxelles est un endroit incontournable aujourd'hui, dans tous les domaines ».