On ne s'attendait évidemment pas à voir des œuvres déconnectées du réel en se rendant aux deux grands rendez-vous artistiques de cet été en Allemagne. Aussi bien la Documenta de Cassel que la Biennale de Berlin, respectivement créées en 1955 et 1998, ont l'art politique inscrit dans leur ADN. Mais le fait que les deux manifestations les plus importantes du pays en la matière se retrouvent, à quelques semaines d'intervalle, parallèlement assaillies de lourdes critiques, formulées par des acteurs politiques et culturels locaux autant que par des curateurs et artistes participants, n'était sûrement pas prévu. Car tandis qu'à Cassel, l'exposition d'une fresque à l'imagerie antisémite a entraîné un débat houleux, jalonné par le retrait de l'œuvre puis la démission de sa directrice générale Sabine Schormann, à Berlin, l'encre coule à mesure que les déclarations, lettres ouvertes, réponses et contre-réponses des artistes participants et du curateur-en-chef tâchent de se faire entendre.
Au cœur de la Hamburger Bahnhof, musée d’art contemporain de Berlin, il y a un trou noir. Une installation, signée de l’artiste français Jean-Jacques Lebel, absorbe tout ce qu’il y a autour, neutralise les consciences et anéantit toute possibilité de dialogue. Créée en 2013, Poison soluble avait été montrée, dans des versions moins spectaculaires, en 2013-2014 au Mamco à Genève, au ZKM à Berlin puis au musée des Beaux-Arts de Nantes avant de faire une dernière apparition au Palais de Tokyo en 2018. Conçue comme un labyrinthe étroit, l'œuvre est ponctuée d’impasses. Ses parois reproduisent, sur deux mètres de hauteur, les photographies déjà tristement célèbres des tortures physiques, sexuelles et psychologiques infligées aux détenus irakiens de la prison d’Abou Ghraib par les soldats américains en 2004. Pris au piège — un terme revendiqué par Kader Attia dans le statement de la Biennale — dans un dispositif qui agit lui-même comme un procédé de torture mentale, le spectateur se trouve confronté, sans possible mise à distance ni détournement du regard, aux images d’individus qu’une violence abjecte…