« Il y a toujours eu une équipe derrière moi qui a fait en sorte que les projets aient lieu », atteste Nicolas Daubanes. L’artiste, qui présente plusieurs œuvres dans le cadre de la biennale de Lyon, est satisfait du suivi et du travail accompli par les équipes, la direction artistique et les commissaires. Pourtant, ces derniers mois n’ont pas été de tout repos pour l'événement incontournable de l’art contemporain en France. Après un report d’un an justifié par la situation sanitaire internationale – la biennale d’art contemporain se déroulant historiquement les années impaires et celle de la danse les années paires –, la démission de son président François Bordry en janvier 2022, puis la coupe importante et brutale des subventions allouées par la région Auvergne-Rhône-Alpes, cette 16e édition ne s’est pas préparée sous les meilleures augures.
Locale et transhistorique
Tout, au départ, devait se dérouler comme autrefois. Charge à Isabelle Bertolotti, directrice artistique depuis 2019, de sélectionner ses commissaires. Le duo de curateurs Sam Bardaouil et Till Fellrath est rapidement officialisé. « Quand on choisit un ou des commissaires d’exposition, on connaît leur équipe, leurs poulains, la typologie d’artistes qu’ils suivent, détaille Isabelle Bertolotti. Sam Bardaouil et Till Fellrath ont une grande connaissance du Moyen-Orient, des États-Unis, et c’est ce que je souhaitais pour cette édition. » Au programme, on trouve ainsi les noms d’Etel Adnan, Simone Fattal, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Néstor Jimenez, Özgür Kar, Ugo Schiavi, Clément Cogitore, Eva Nielsen ou encore Randa Maroufi. « Il nous fallait des artistes qui veulent produire des œuvres sur place. Nous avions aussi des consignes sur lesquelles il était impossible de transiger, comme la parité », continue la directrice artistique.
Essentielle est également l’implantation de cette édition dans l’histoire locale : « J’avais demandé aux commissaires de sélectionner des artistes qui s’intéressent à l’histoire de la ville de Lyon et de la région », poursuit Isabelle Bertolotti. Ainsi, dans les usines Fagor, Nicolas Daubanes présente Je ne reconnais pas la compétence de votre tribunal, soit une maquette échelle 1 d’une salle d’audience du tribunal militaire de Lyon à la fin des années 1950. L'artiste y montre des dessins produits en collaboration avec Marc André, historien et auteur de l’ouvrage Une prison pour mémoire. Montluc, de 1944 à nos jours. « Avec cette œuvre, j’interroge le nombre massif de condamnations à mort qui eurent lieu dans ce tribunal pendant la guerre d’Algérie. J’ai eu accès à des documents inédits, car Marc André m’a ouvert ses archives. »
Dans la section de la biennale intitulée « Les nombreuses vies et mort de Louise Brunet », il s’agit de s’intéresser à l’histoire de cette jeune femme, figure de proue de la révolte des canuts en 1834 et point de départ d’une réflexion sur la notion de fragilité. « Dans cette édition, nous manifestons le fait que certaines fragilités sont importantes et qu’il faut savoir les mettre en avant », explique Sam Bardaouil. Et Nicolas Daubanes d'abonder : « Il faut savoir dire là où il y a eu faute, et l’expliquer plutôt que le cacher. »
Manifeste d’un monde de l’art sous Covid-19 ?
Reportée d’un an en raison de la situation sanitaire, la biennale n’en finit plus de coller à son thème : « Manifesto of fragility ». Si la décision de décaler l’événement fut évidente pour les équipes, elle a permis également « d’approfondir davantage nos propositions et projets, de produire des propos encore plus construits », explique Isabelle Bertolotti, qui a décidé de transformer ces contraintes en chances. « La crise sanitaire nous a forcés à prendre du recul, à réfléchir à ce que c’est que d’être dans l’art contemporain quand le monde est upside-down », ajoute Sam Bardaouil.
Difficile, cependant, de trouver du mécénat en ces temps où beaucoup d’entreprises ont été contraintes à l’arrêt ou sont en proie aux difficultés. « Heureusement, nous avons des commissaires très actifs qui nous ont aidés dans la recherche de mécénat, poursuit Isabelle Bertolotti. Beaucoup, par ailleurs, donnent de petites sommes ou soutiennent des projets d’artistes précis. » Autre point noir : le virus a régulièrement obligé les équipes de la biennale à travailler en effectif réduit. « Il y a aussi eu des changements d’orientation professionnelle suite aux différents confinements, et on a eu du mal à recruter… Cela nous a contraints à faire beaucoup plus d’heures supplémentaires que prévu, admet la directrice artistique, avant de souffler : C’est beaucoup d’effort pour l’ensemble de l’équipe. »
Autre conséquence, et pas des moindres, de la crise sanitaire et de la guerre en Ukraine : l’inflation est venue s’ajouter à l’équation. « En ce qui concerne les transports, on est à + 150 %, affirme Isabelle Bertolotti. On attend encore beaucoup d’œuvres et certains artistes n’ont d’autres choix que d’arriver à la dernière minute pour le montage. » Les prix de certains matériaux, comme le bois ou le métal, ont également largement augmenté, forçant certains artistes à repenser leurs œuvres. « Cinq ans en arrière, avec le même budget que celui que j’ai eu pour la biennale, j’aurais pu faire mieux, avec des matériaux de meilleure qualité, assure Nicolas Daubanes. Ceci étant dit je ne regrette rien, c'est exactement le projet que je voulais pour la biennale et spécifiquement pour Lyon. »
Surprise désagréable
L’art est politique et dépend de décisions qui y ont trait. Fin décembre 2021, François Bordry, président de la biennale depuis 2018, démissionnait. Dans un communiqué de presse, il arguait que la Métropole de Lyon « conduit une politique marquée par une absence totale de concertation avec les associations et institutions chargées de mettre en œuvre l’action culturelle ». En cause notamment : la transformation des anciennes usines Fagor-Brandt – où se tiennent la plupart des manifestations culturelles d’ampleur à Lyon – en centre de remisage et maintenance pour tramways. Depuis, plusieurs voix se sont fait entendre pour que le président de la Métropole de Lyon, Bruno Bernard (EELV), revienne sur sa position.
Autre coup de théâtre : la subite et massive baisse des subventions allouées par la Région Auvergne-Rhône-Alpes à la biennale. « Ce fut une surprise désagréable d’apprendre le retrait de 253 000 euros, quatre mois avant l’inauguration et en pleine inflation », euphémise Isabelle Bertolotti. Cette coupe fut effective dès son annonce puisque, sur les 753 000 euros initialement prévus, la biennale n’en a touché que 500 000, explique la directrice, sans que la Région n’en précise la raison. De son côté, le président de la Région, Laurent Wauquiez (LR), assure que cette décision n’est autre qu’un « rééquilibrage solidaire et équitable ». Pour l’artiste Nicolas Daubanes, « amoindrir les subsides de la biennale alors qu’elle se relance et que l’inflation est galopante est une position très claire. Cela en dit long sur la vision du président de la Région pour la culture. »