L’anecdote est symptomatique d’un changement de paradigme : fin avril, au moment où le jury d’Art Brussels décernait le prix du meilleur solo show à l’artiste sénégalaise Seyni Awa Camara, représentée par la galerie Baronian, le couperet tombait pour l’artiste belge Jan Fabre, condamné à 18 mois de prison avec sursis pour harcèlement sexuel et attentat à la pudeur, peine assortie d’une déchéance de ses droits civiques pour les cinq prochaines années (lire le QDA du 2 mai 2022). Et la vieille garde des collectionneurs belges de s’émouvoir de la mise au ban d’un plasticien longtemps adulé et parmi les plus institutionnalisés du pays. Les allées de la foire bruissaient de commentaires perfides, voire peu amènes, quant à la sélection du jury qui, pour une frange plus âgée d’amateurs d’art, relève d’une triste incompréhension sans doute liée à la fracture générationnelle. Si l’art africain contemporain était à vrai dire omniprésent sur la foire bruxelloise, les créations de la République Démocratique du Congo (RDC) en étaient étrangement absentes. L’ancienne colonie belge compte pourtant la plus grande diaspora afro-descendante du pays. Particulièrement dynamique sur la scène musicale, comme en témoignent quantité de festivals (Couleur Café, Horst, Afropolitan ou NAfrica), sa présence dans le domaine des arts plastiques se fait encore très discrète.
Continuité entre art traditionnel et contemporain
Bien des espoirs étaient pourtant nés de la désignation, en 2018, à l’issue des élections communales, du premier Belge d’origine sub-saharienne au poste de bourgmestre, le Congolais Pierre Kompany (CDH), ancien réfugié politique, opposant au régime du président Mobutu. Las, le père de l’ancien international de football a démissionné de son poste en février dernier… De même, à l’issue de ce scrutin, la commune d’Ixelles, particulièrement prisée des riches expatriés français – mais qui accueille aussi, à Matonge, le plus important quartier commercial et associatif réunissant la diaspora congolaise –, désignait au poste d’échevin de la culture l’artiste d’origine sénégalaise Ken Ndiaye (Ecolo). Ce danseur de formation, sorti de l’école MUDRA fondée par Maurice Béjart à Dakar, très actif au sein du tissu associatif africain bruxellois, s’est pourtant rapidement heurté à la réalité d’un tissu artistique local loin de se résumer à son volet socio-culturel. Son idée, fort maladroite il est vrai, de transformer en salle des fêtes le musée des Beaux-Arts d’Ixelles, actuellement en pleins travaux de rénovation, a donné des sueurs froides à son actuelle conservatrice. Sèchement recadré par le conseil communal, l’élu se l’est tenu pour dit, alors que, comme tant d’autres, il n’a de cesse de se soucier du devenir d’une jeunesse afro-descendante en ébullition.
Pour l’heure, ce sont surtout les artistes d’autres pays d’Afrique qui trouvent grâce aux yeux des institutions muséales. Le Sénégalais Omar Ba fait ainsi l’objet d’une importante exposition aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, tandis que cet été la Nigériane Otobong Nkanga investira le musée Memling de Bruges. Des enseignes privées leur emboîtent le pas, comme Maruani Mercier qui défend depuis deux ans la jeune scène ghanéenne, Xavier Hufkens qui accueillait dernièrement sa première exposition de la Sud-Africaine Cassi Namoda ou le marchand belgo-congolais Didier Claes qui, en marge d’Art Brussels, exposait des œuvres du jeune Camerounais Franck Kemkeng Noah. « Si la galerie reste dans le domaine de l’art classique d’Afrique, depuis plusieurs années, nous collaborons ponctuellement avec des artistes contemporains, explique le marchand. L’idée est d’intensifier ces initiatives. Il s’agit d’une continuité, celle de l’art africain contemporain avec l’art traditionnel. Nous nous inscrivons ainsi dans un schéma que l’on peut déjà expérimenter dans de grands musées, tels que l’Afrika Museum de Berg en Dal, l’Arica Museum de Tervuren, ou le musée du quai Branly à Paris. C’est également une bonne manière d’attirer un public nouveau, amateur d’art contemporain, qui peut être initié et apprécier ce dialogue avec l’art classique. »
Des initiatives jeunes
Mises à part ces grandes enseignes qui surfent sur la vague africaine, la Belgique compte peu de structures dédiées. Parmi celles-ci, The Constant Now, fondée à Anvers en mai 2021 et focalisée sur la diversité. Sa directrice, Magali Elali, elle-même afro-descendante, précise : « Nous nous concentrons essentiellement sur les artistes de "couleur" parce que, malgré leur immense potentiel, ils sont sous-représentés. La couleur est toutefois un concept qui transcende le genre et l’origine géographique. Nous souhaitons montrer aux collectionneurs privés et aux institutions belges que, outre de nombreux artistes de qualité, il existe aussi un public afro-descendant intéressé par l’art. » Afin d’orienter les jeunes artistes vers des institutions comme le WIELS ou le musée Middelheim, dont elle est proche, Magali Elali s’est rapprochée de Marie Gomis-Trezise de la Galerie Number 8, spécialisée dans la promotion des jeunes photographes africains.
Quelques collectionneurs s'intéressent aux artistes africains, à l’instar de l’architecte belge Pierre Lombart qui, en collaboration avec l’école ENSAV La Cambre, inaugurait fin avril l’antenne bruxelloise de la SAFFCA (Southern African Fellowship For Contemporary Art). Installée sur le site de l’abbaye de La Cambre, sise juste en face d’un discret monument commémorant la mémoire des civils qui, entre 1876 et 1908, prirent part à l'expansion coloniale de l'État indépendant du Congo, cette enseigne fondée en France en 2014 est centrée sur la pratique artistique. Elle a pour vocation de mettre en relation de jeunes artistes d’Afrique et d’Europe par le biais d’expositions et de résidences. Les premiers élus sont le Sud-Africain Chris Soal et le Français Yann Bagot.
Mais c’est surtout sur le terrain curatorial que les choses bougent. Dans la foulée du travail accompli par la Germano-Camerounaise Marie-Ann Yemsi qui, en 2015, fut l’une des premières à proposer en Belgique une exposition d’envergure internationale sur la scène contemporaine africaine (« Odyssées africaines »), de jeunes curateurs belges d’origine congolaise ont pris le relais et commencent à faire entendre leurs voix. C’est le cas de la commissaire et critique bruxelloise Sorana Munsya, dont la pratique curatoriale s’intéresse aux liens entre l’art et les stratégies ou pratiques de guérison, tant individuelles que collectives. Celle qui fut commissaire adjointe de la 5e Biennale d’art contemporain de Lubumbashi (2017) est actuellement co-curatrice de la première exposition présentée dans le cadre du festival Horst de Vilvorde, initiative soutenue par le futur KANAL - Centre Pompidou. Intitulée « The Act of Breathing », cette exposition qui réunit pour la première fois de jeunes artistes congolais comme Kris Lemsalu, Soraya Lutangu Bonaventure, Anthony Ngoya ou Léonard Pongo, se base sur un poème de l’écrivain congolais Sony Labou Tansi, « afin d’explorer la respiration : une force répétitive et instinctive, une nécessité qui peut aussi être abordée comme un instrument potentiel de résistance politique, tant il faut d’obstination pour conserver le droit de respirer ».