Une pandémie, un porte-conteneurs qui bloque le canal de Suez, une guerre en Europe… Depuis deux ans, les signes avant-coureurs d’une pénurie généralisée de matières premières se multiplient. C’est l’augmentation inattendue des tarifs de ses fournisseurs qui a d’abord alerté Tristan Lohner, le directeur général du distributeur de meubles RBC. La designer Margaux Keller, elle, a carrément vu une partie de la collection qu’elle a dessinée pour Monoprix annulée faute de matériaux disponibles… Contactés, des poids lourds du secteur comme IKEA ou Made.com n’ont pas souhaité s’exprimer sur un sujet que l’on devine particulièrement épineux pour eux.
Car la raréfaction des matériaux touche de plein fouet tout le secteur du design… Et la pandémie est bien sûr au premier rang des responsables. Elle a produit chez tous les acteurs de la maison, de la grande surface de déco au plus prestigieux des éditeurs italiens, un effet « kiss cool ». Dans un premier temps, la prise de conscience chez les personnes confinées de la nécessité d’améliorer leur intérieur a provoqué une explosion de la demande de mobilier. « Ce phénomène a exacerbé les difficultés d’approvisionnement existantes dues à la fermeture des usines à cause du Covid », estime Ismail Tazi, fondateur de l’éditeur de mobilier Trame Paris. Pour le mobilier, les délais de livraison sont passés de quatre à six semaines à vingt semaines, voire un an pour le Togo, canapé star du catalogue Ligne Roset.
« L’ampleur des augmentations est phénoménale, se désole Tristan Lohner. Nous avons reçu début 2020 des courriers annonçant une hausse de 3 % des coûts puis une deuxième de 6 % à la rentrée. Traditionnellement, ces revalorisations n’ont lieu qu’une fois par an… Début 2022, nous avons carrément reçu des mails nous annonçant un surcoût de 10 % sur des commandes déjà passées. Or, cette hausse est impossible à répercuter sur des commandes déjà signées. Par conséquent, c’est à nous de l’absorber… »
Réflexion globale
Margaux Keller, qui auto-édite la majorité de sa production, a adressé un message à sa communauté le 1er avril dernier. Elle y explique qu’elle va devoir augmenter le prix de certains produits comme les miroirs, les objets en verre soufflé – touchés par l’augmentation du prix du gaz – ou ceux en frêne – son fournisseur étant basé en Ukraine. « La moindre pénurie pèse plus sur l’activité des designers indépendants, ceux qui s’autoproduisent et qui ne peuvent se rattraper sur une autre part de leur catalogue, explique-t-elle. Cependant, l’avantage est que nous travaillons en circuit court et que nous sommes plus réactifs que les grosses entreprises. Dès que nos artisans dégotent un petit stock de matière première, ils nous appellent pour lancer une série, même si elle est moins importante que prévu. »
Et Margaux Keller de rappeler que le caractère « créatif » est loin de se limiter au seul dessin : « Le design est une réflexion globale sur l’objet, nous n’avons pas peur de l’adversité ! » C’est ainsi que la designer a découvert un tisseur en Italie avec qui elle va développer une gamme de coussins. « J’ai vu que le tissu était un matériau largement disponible, qui ne connaissait pas les mêmes tensions que les autres matériaux et cela m’a inspirée. Je me réinvente ! » Tristan Lohner pointe de son côté : « Le problème spécifique du secteur du meuble, c’est qu’il utilise différents matériaux. Or, tous subissent des tensions mais pas en même temps. Au final, il manque tout le temps quelque chose. Cela contraint les éditeurs à rationaliser leur production. » Rapatrier les chaînes de production pour être moins tributaire de la situation internationale et du prix de l’énergie paraît également une solution de bons sens. « Les éditeurs vont se recentrer sur des fabrications plus courtes, avec des bois locaux, une fabrication que l’on maîtrise localement », annonce ainsi Tristan Lohner.
La juste quantité
Une stratégie indispensable à court terme mais qui ne change rien au problème de fond. La solution ? Mieux gérer les ressources, arrêter d’agir comme si elles étaient illimitées et se poser sérieusement la question du réemploi. Selon l’Environmental Protection Agency, 15 millions de tonnes de mobilier sont jetées chaque année aux États-Unis. Une situation de plus en plus intenable dans ce contexte de pénurie.
« À mon sens, il faut dessiner globalement et fabriquer localement, à la demande, c’est ça le futur. Les nouveaux outils de production comme l’impression 3D sont indispensables dans cette mutation. Cette technologie réduit en moyenne de 70 % la matière première nécessaire », plaide Ismail Tazi, dont les trois vases en céramique en impression 3D qu’il vient de lancer seront à terme produits à la demande sur chaque continent dans des fab labs affiliés, avec la juste quantité de matériaux.