Début octobre, le festival « Les Chichas de la pensée » aux Magasins Généraux (Pantin) montrait une évidence : quelque chose, en France, s’était transformé pendant le long hiver du Covid-19. Les salles débordaient pour venir écouter l’artiste iconique de la culture noire américaine Arthur Jafa et des chercheuses devenues des symboles de la lutte décoloniale (Françoise Vergès, Maboula Soumahoro), voir les performances et vidéos d’une nouvelle génération d’artistes en train d’ouvrir vers le futur les représentations de la culture noire et maghrébine (Sara Sadik, Meriem Bennani, Ndayé Kouagou, Crystallmess, Rayane Mcirdi) et danser aux sons de la soirée afro-futuriste de Paris (la « Créole »).
Que s’est-il donc passé pour qu’un tel enthousiasme s’empare d’une jeunesse engagée à combattre l’héritage colonial raciste, mais aussi fière d’affirmer sa propre histoire et d’investir le futur autrement ? En 2018 se tenait un colloque historique dans l’antenne parisienne de l’université de Columbia, organisé par la chercheuse en études noires et féministes Tina Campt, qui proposait de réfléchir non pas au passé colonial mais à la « futurité noire » : plutôt qu’un passé qui influence le présent, il s’agissait de faire en sorte que l’anticipation du futur agisse sur nos actions présentes.
Comment est-on passé d’une réflexion circonscrite au contexte universitaire à une amplification qui traverse la société ? De l’ouverture d’un lieu fédérateur par l’artiste Kader Attia (la Colonie, 2016) à la nomination en 2017 d’Anne Lafont comme directrice d’études à l’EHESS (qui participait deux ans plus tard à l’exposition « Le Modèle noir » au musée d’Orsay), des actions et réflexions du collectif Décolonisons les arts à la publication du rapport Sarr-Savoy sur les restitutions des objets culturels africains, et jusqu'à l’attribution du prix Marcel Duchamp 2020 à Kapwani Kiwanga, le temps s’est accéléré en conjugaison avec les manifestations contre les violences policières du comité Adama, parallèles au mouvement outre-Atlantique Black Lives Matter qui a vu notamment tomber les statues de figures du colonialisme. Nombreux sont celles et ceux, artistes, chercheuses et chercheurs ou commissaires d'expositions, qui questionnent la doctrine universaliste française en s’inspirant de textes (Elsa Dorlin, Seloua Luste Boulbina, Audre Lorde, bell hooks) qui rendent inséparables le débat décolonial et la pensée féministe, tandis que des collectifs artistiques queer déconstruisent le binarisme de genre et inventent eux aussi des nouvelles formes de sociabilité et de manières de faire de l’art.