C’est souvent par hasard que les professionnels se convertissent à la réalité virtuelle. « Nous travaillions sur un projet d’hôtel lorsqu’on m’a proposé de me donner un casque de VR pour le tester. Depuis, nous l’utilisons très fréquemment, il y en a toujours un qui traîne dans notre bureau », note Sébastien Kieffer, du studio de design et d’architecture intérieure Pool. Amin Elsokary, de l’agence Luis Laplace, a lui adopté cette technologie il y a un peu moins d’un an. « Un client voulait rapidement saisir notre projet, c’est alors que nous avons eu l’idée de lui proposer une visite immersive de sa future maison. » Néanmoins, l’un des premiers à avoir utilisé cet outil est probablement l’architecte Tristan Auer, qui a proposé aux habitués du salon Maison & Objet 2017 de visiter virtuellement le nouvel hôtel de Crillon qu’il venait de réhabiliter.
Si le casque immersif est la version la plus évoluée des technologies de réalité virtuelle, cette dernière peut également être expérimentée sur ordinateur, tablette ou téléphone pour explorer un espace à 360°. L’autre technologie en plein essor est la réalité augmentée qui permet, elle, d’incruster via l’écran de son téléphone des objets et meubles dans un intérieur existant.
Communication intuitive
Le premier intérêt de la réalité virtuelle est la communication : « L’idée est d’amener un showroom, un appartement… directement au client, parfois enrichi de vidéos, d’informations ou de liens vers des meubles à acheter », décrit Fabien Bernard, directeur du développement chez Istaging, spécialiste des produits de visualisation immersive, qui collabore avec des marques de luxe. Le champ des possibles semble infini : certains définissent les moindres détails, jusqu’à la couleur du papier toilette, tandis que d’autres au contraire proposent un aperçu global pour éviter que les échanges avec les clients ne s’éternisent. « Nous travaillons en ce moment sur une maison dans l’Oise pour un client très à cheval sur l’organisation de sa cuisine. Grâce à la réalité virtuelle, il a pu exprimer plus précisément ce qu’il souhaitait apporter comme modifications, se faire une idée plus évolutive de l’agencement. C’est très simple car très intuitif », détaille Sébastien Kieffer.
Tellement intuitif qu’il permet aussi de contourner la barrière de la langue. « C’est utile lorsqu’on travaille à l’étranger. Nous avons par exemple réalisé un restaurant au Japon, où nous n’avons jamais mis les pieds. Nous avons développé le projet en France et l’avons converti en VR pour que notre client le partage avec les équipes de construction locales », racontent Romain Freychet et Antoine Prax, de l’agence Gramme. À la tête d’une agence encore jeune, les deux architectes utilisent cet outil pour se démarquer, chercher de nouveaux clients, de nouveaux projets… Lauréats des AJAP (un concours organisé par le ministère de la Culture qui distingue des jeunes architectes et paysagistes européens de moins de 35 ans), ils exposent jusqu'au 15 novembre à la Cité de l’architecture des projets sur d'immenses posters où sont affichés leurs plans et des QR codes afin de prolonger la visite en réalité virtuelle depuis son téléphone.
« Cet outil nous aide à intégrer le point de vue de nos clients et établir une communication en amont. C’est un instrument collaboratif beaucoup plus efficace que le passage en force », plaisante Bertrand Feys, fondateur de l’agence d’architecture 2F.
Un lourd travail de modélisation
Sa cousine, la réalité augmentée, se révèle davantage adaptée au design d’objet. « Nous proposons 600 meubles fabriqués en France que l’on peut faire apparaître chez soi, pour voir comment ils s’intègrent. Des marques comme Duvivier s’y mettent aussi, car elles ont réalisé que le meuble se prête parfaitement à cette technologie, analyse Benoit Pointreau, expert en charge de ce dossier au VIA, l’organisme de valorisation du meuble français. Nous essayons de pousser les designers et les fabricants à développer cette technologie pour leurs catalogues. »
IKEA propose depuis 2017 une appli baptisée Place, qui permet de faire de même avec ses collections. Une nouvelle expérience client, où l’on projette un canapé en VR dans son intérieur, avant d'aller l’essayer en magasin et le commander sur Internet.
« La VR nous permet de mieux évaluer les proportions, de mieux comprendre l’espace », se réjouit Sébastien Kieffer. Mais de l’efficacité à la chronophagie, la frontière est ténue : « La VR nécessite un travail lourd de conception et de modélisation. Nous faisons attention à poser des limites à nos clients pour ne pas multiplier les versions et allers-retours. On évite de trop rentrer dans les détails pour ne pas se perdre. En revanche, nous créons des aspérités, des irrégularités pour rendre plus réaliste cette immersion assez “froide” », confessent Romain Freychet et Antoine Prax.
Car si cet outil se démocratise à vitesse grand V, il demeure encore expérimental. La plupart des professionnels qui l’utilisent se sont formés seuls, grâce à des tutos. Et il ne permet pas encore de se déplacer de manière fluide. À la différence du jeu vidéo, il faut fixer une mire pour aller d’une pièce à l’autre, ou revenir par l’écran d’accueil pour choisir la visite d’une nouvelle pièce… Mais cette barrière technologique qui floute encore la frontière entre réel et virtuel devrait progressivement tomber. « À terme, le risque est que nous vivions dans des appartements de 5 m2, un casque en permanence collé sur le visage pour se projeter dans un penthouse de 300 m2... », craint un professionnel.