Si elle a vu son format considérablement réduit l’hiver dernier, la foire Design Miami fut cependant l’une des seules à ne pas avoir été annulée… « Nous avons la responsabilité de sortir les visiteurs de leur quotidien et, en ce moment, nous devons les faire sourire, apporter du fun dans leur vie », plaide Jen Roberts, directrice de la foire. Sujet à la fois politique et léger, le cannabis lui est apparu comme une évidence. Jen Roberts est alors entrée en discussion avec la galerie Ornamentum, spécialisée dans la joaillerie d’art, qui lui a proposé une exposition dédiée aux accessoires pour le consommer. Pipe en argent, lentille d’appareil photo, miroir et or de Jiro Kamata (22 000 dollars), pipe en émeraude de Karl Fritsch (7 400 dollars), boîte de stockage en argent et chrome aux formes de bulles d’Anders Ljungberg (9 000 dollars)… Seulement des pièces uniques dont une, la pipe de Jiro Kamata, est en cours d’acquisition par un musée américain. « Ce sont les pièces d’art décoratif qui ont le mieux raconté leur époque qui sont entrées dans les musées », analyse Jen Roberts.
Des œuvres qui tranchent radicalement avec l’esthétique hippie associée à la consommation de cannabis. Depuis que l’usage récréatif est légalisé au Canada et dans un nombre grandissant d’États américains, les designers extirpent les accessoires liés à la consommation du cannabis – grinder (hachoir), pipe, briquet, pot de conservation – de leur esthétique « drapeau jamaïcain et feuilles de chanvre stylisés » pour construire un nouveau langage formel. « Autrefois, la seule option était d’acheter la première merdouille que l’on trouvait ; aujourd’hui, on peut enfin développer et exprimer une culture en rapport avec ce médium », explique Anja Charbonneau, fondatrice de Broccoli, magazine spécialisé dans la culture du cannabis.
Une image encore licencieuse
Cette nouvelle esthétique est portée par la jeune garde du design, des créateurs qui ne fument pas forcément, mais se passionnent pour ce nouveau champ d’intervention. Alors que des milliers de chaises ont été dessinées, dans le domaine du cannabis, tout reste à construire. Seuls les grands noms du design ne se sont pas encore frottés à l’exercice… en tout cas pas officiellement. « Ils ont bien souvent peur de se griller auprès de clients qui ne voudraient pas être associés à l’image encore licencieuse de la marijuana », décrypte un connaisseur du milieu.
« J’ai réalisé que ce secteur prenait son essor, que des céramistes commençaient à fabriquer de belles pipes à Los Angeles et que de nombreux usagers ne se sentaient pas en phase avec l’esthétique post-hippie. C’est alors que j’ai eu l’idée de fonder Tetra, ma maison d’édition dédiée aux accessoires de fumette », raconte Monica Khemsurov. Parmi ces céramistes qui se consacrent à l’univers de la pipe, Liam Kaczmar et sa marque Summerland, basée à San Francisco : « Je ne trouvais pas d’accessoires pour fumer qui résonnaient avec mon esthétique. C’est ainsi que j’ai modelé mes premières pipes en céramique. »
« L’usage du cannabis sera complètement normalisé dans les années qui viennent, c’est le sens de l’histoire. À l’avenir, il y aura une variété d’esthétiques en fonction de ses moyens, de ses goûts... », prophétise Anja Charbonneau. Fondateur de Castor Design, Brian Richer a, lui, dessiné des pièces qu’il dit inspirées du Bauhaus, de Dieter Rams et Jean Prouvé mais aussi une collection baptisée « Heirloom », un ensemble de pipes et cendriers en verre cannelé rose à l’esthétique très élégante, à destination des personnes âgées qui sont aussi consommatrices.
Entre laboratoire et temple
Ce travail de déstigmatisation se poursuit jusque dans l’aménagement des boutiques. Rompu aux hôtels et boutiques de luxe, le décorateur canadien Paolo Ferrari a récemment planché sur des boutiques de cannabis de luxe. « J’ai imaginé un lieu conceptuel basé sur l’idée de produits naturels qui bénéficieraient des dernières technologies », explique-t-il. Sa boutique Alchemy décline un esprit lynchien, dont, conformément à la loi, on ne perçoit quasiment rien de l’extérieur. Il a misé sur des tables en bois aux formes organiques et de la terracotta aux murs, qui contrastent avec une esthétique tech se traduisant par l’aluminium anodisé. « Entre le laboratoire et le temple », tranche-t-il.
Le marché, devenu énorme, se chiffre à plus de 10 milliards de dollars. Un secteur encore vierge… « Ma mère était très inquiète pour ma réputation lorsque je me suis lancée, mais quand le T (magazine du New York Times, ndlr) a parlé de moi, elle a trouvé ça beaucoup plus cool. Avec mes objets, j’ai le privilège de faire évoluer les mentalités par l’esthétique », proclame Monica Khemsurov.
Le chemin reste long. Jen Roberts assume son choix, même quand Facebook ou Instagram suppriment les photos d’Ornamentum du compte de Design Miami : « Notre foire est un événement de référence sur le design et les histoires que nous présentons doivent refléter les grands enjeux sociétaux. »