Il est des signes qui ne trompent pas. En 2015, le musée Tinguely à Bâle organise l’exposition « Belle Haleine », promenade olfactive et artistique dans l’art du XXe siècle. Deux ans plus tard, le Prix Meurice pour l’art contemporain est décerné à Morgan Courtois, un artiste des senteurs et du vivant. En février dernier, la galerie Pauline Pavec accueillait l’exposition « Odore, l’art, l’odeur et le sacré », avec des artistes tels que Julie C. Fortier, Roman Moriceau ou encore Quentin Derouet. Le mois suivant, c’était au tour d’Antoine Renard, déjà repéré dans l’exposition « Futur, Ancien, Fugitif » au Palais de Tokyo, de présenter une vingtaine de sculptures odorantes à la galerie Nathalie Obadia. Dans une société de plus en plus saturée par l’image et les écrans, ces artistes veulent désormais éveiller la curiosité olfactive de leur public. Un regain d’intérêt que le philosophe Emanuele Coccia attribue à « un retour du vivant », lié notamment aux préoccupations écologiques des artistes. Peut-être faut-il y voir aussi une revanche des émotions. Car sentir, c’est ressentir. « L’odorat, c’est le sens qui nous permet de nous situer dans le temps et l’espace, qui nous guide dans la vie », insiste Antoine Renard.
L’odeur a d’ailleurs toujours été au cœur de la création, cela depuis l’Antiquité, où les gradins des théâtres étaient jonchés de fleurs pour éloigner les odeurs pestilentielles. Au XVIe siècle, l’organiste et compositeur français Jehan Titelouze plaçait dans les tuyaux de son orgue parfums et drogues. C’était avant que l’hygiénisme au XIXe siècle ne cherche à mettre les odeurs sous cloche. Au début du XXe siècle, les avant-gardes ravivent ce sens oublié. Marcel Duchamp enferme l’air de Paris dans une petite fiole. Pourtant la critique d’art ne retient de cette action qu’un geste conceptuel. « L’olfaction était liée à l’animalité, or pendant longtemps on n’a appréhendé l’art que sous le prisme de l’intellect », explique la curatrice et historienne d’art Sandra Barré. Et de poursuivre : « À la différence des couleurs ou des matières constructibles, l’odeur ne traverse pas le temps. » Or, l’histoire de l’art « s’est construite à partir de la trace laissée à la postérité ». Il aura fallu les happenings de Joseph Beuys mêlant la graisse et le miel, ou les performances des actionnistes viennois dont Hermann Nitsch, pour que l’odeur se rappelle à notre bon souvenir.
Quatrième dimension
Dans les années 1990, au moment où les sensorial studies commencent à percer aux États-Unis, l’artiste norvégienne Sissel Tolaas se met à archiver toutes les odeurs qui l’entourent. « C’est le sens directement lié à la mémoire, confie cette surdouée diplômée en chimie, en mathématiques, en linguistique et en arts visuels. La toute première fois que vous reniflez quelque chose, cette référence vous reste à jamais jusqu’à votre mort. » Pendant sept ans, Sissel Tolaas a répertorié 7 000 odeurs du quotidien – sous la forme de répliques liquides – soigneusement rangées dans des boîtes de conserve, comme une fabuleuse machine à remonter le temps. Très vite cette magicienne du nez a exposé au MoMA à New York, à la Fondation Cartier à Paris comme à la Serpentine Gallery à Londres.
Reste qu’il n’est pas simple d’exposer les senteurs. Insaisissable, volatile et éphémère, l’odeur « embrasse, pénètre et s’enfuit », remarque Sandra Barré. Difficile de la figer, d’autant que les systèmes de diffusion trop complexes modifient les senteurs qui finissent par se confondre. Quelques mois après le début de l’exposition « Belle Haleine », les odeurs avaient même commencé à muter. La pandémie a toutefois rendu plus nécessaire que jamais la mise en place de dispositifs adaptés pour présenter les œuvres olfactives. Sissel Tolaas confie n’avoir jamais été autant sollicitée que ces derniers temps. Certaines personnes ayant contracté le virus ont perdu ce sens pendant des mois. D’autres au contraire ont souffert de parosmie, à savoir d’hallucinations olfactives. C’est d’ailleurs pendant la pandémie que Diane Thalheimer a imaginé associer des nez avec six artistes et designers tels que Daniel Firman, Hubert Le Gall, Joana Vasconcelos ou Pablo Reinoso. Non pour produire un parfum arty mais pour que cette fragrance devienne la « quatrième dimension » de l’œuvre. Des sculptures olfactives éditées à 50 exemplaires seront présentées du 15 au 24 juin dans une gamme de 4 000 à 14 000 euros dans les locaux de la maison de ventes Phillips, à Paris.