Le Quotidien de l'Art

Acteurs de l'art

Les artistes retrouvent l'odorat

Les artistes retrouvent l'odorat
Une visiteuse sentant l'extrait créé par Sissel Tolaas et intitulé Décès de grand-mère, peu après. INVISIBLE SILENCE, Pavillon d'Honneur de la Norvège, Foire du livre de Francfort 2019.
© Alamy Stock Photo.

Depuis quelques années, une jeune génération d’artistes nous mène par le bout du nez, en réactivant un sens jusque-là négligé : l’odorat. Une extension du champ artistique désormais ravivée par la pandémie.

Il est des signes qui ne trompent pas. En 2015, le musée Tinguely à Bâle organise l’exposition « Belle Haleine », promenade olfactive et artistique dans l’art du XXe siècle. Deux ans plus tard, le Prix Meurice pour l’art contemporain est décerné à Morgan Courtois, un artiste des senteurs et du vivant. En février dernier, la galerie Pauline Pavec accueillait l’exposition « Odore, l’art, l’odeur et le sacré », avec des artistes tels que Julie C. Fortier, Roman Moriceau ou encore Quentin Derouet. Le mois suivant, c’était au tour d’Antoine Renard, déjà repéré dans l’exposition « Futur, Ancien, Fugitif » au Palais de Tokyo, de présenter une vingtaine de sculptures odorantes à la galerie Nathalie Obadia. Dans une société de plus en plus saturée par l’image et les écrans, ces artistes veulent désormais éveiller la curiosité olfactive de leur public. Un regain d’intérêt que le philosophe Emanuele Coccia attribue à « un retour du vivant », lié notamment aux préoccupations écologiques des artistes. Peut-être faut-il y voir aussi une revanche des émotions. Car sentir, c’est ressentir. « L’odorat, c’est le sens qui nous permet de nous situer dans le temps et l’espace, qui nous guide dans la vie », insiste Antoine Renard.

L’odeur a d’ailleurs toujours été au cœur de la création, cela depuis l’Antiquité, où les gradins des théâtres étaient jonchés de fleurs pour éloigner les odeurs pestilentielles. Au XVIe siècle, l’organiste et compositeur français Jehan Titelouze plaçait dans les tuyaux de son orgue parfums et drogues. C’était avant que l’hygiénisme au XIXe siècle ne cherche à mettre les odeurs sous cloche. Au début du XXe siècle, les avant-gardes ravivent ce sens oublié. Marcel Duchamp enferme l’air de Paris dans une petite fiole. Pourtant la critique d’art ne retient de cette action qu’un geste conceptuel. « L’olfaction était liée à l’animalité, or pendant longtemps on n’a appréhendé l’art que sous le prisme de l’intellect », explique la curatrice et historienne d’art Sandra Barré. Et de poursuivre : « À la différence des couleurs ou des matières constructibles, l’odeur ne traverse pas le temps. » Or, l’histoire de l’art « s’est construite à partir de la trace laissée à la postérité ». Il aura fallu les happenings de Joseph Beuys mêlant la graisse et le miel, ou les performances des actionnistes viennois dont Hermann Nitsch, pour que l’odeur se rappelle à notre bon souvenir. 

Quatrième dimension

Dans les années 1990, au moment où les sensorial studies commencent à percer aux États-Unis, l’artiste norvégienne Sissel Tolaas se met à archiver toutes les odeurs qui l’entourent. « C’est le sens directement lié à la mémoire, confie cette surdouée diplômée en chimie, en mathématiques, en linguistique et en arts visuels. La toute première fois que vous reniflez quelque chose, cette référence vous reste à jamais jusqu’à votre mort. » Pendant sept ans, Sissel Tolaas a répertorié 7 000 odeurs du quotidien – sous la forme de répliques liquides – soigneusement rangées dans des boîtes de conserve, comme une fabuleuse machine à remonter le temps. Très vite cette magicienne du nez a exposé au MoMA à New York, à la Fondation Cartier à Paris comme à la Serpentine Gallery à Londres.

Reste qu’il n’est pas simple d’exposer les senteurs. Insaisissable, volatile et éphémère, l’odeur « embrasse, pénètre et s’enfuit », remarque Sandra Barré. Difficile de la figer, d’autant que les systèmes de diffusion trop complexes modifient les senteurs qui finissent par se confondre. Quelques mois après le début de l’exposition « Belle Haleine », les odeurs avaient même commencé à muter. La pandémie a toutefois rendu plus nécessaire que jamais la mise en place de dispositifs adaptés pour présenter les œuvres olfactives. Sissel Tolaas confie n’avoir jamais été autant sollicitée que ces derniers temps. Certaines personnes ayant contracté le virus ont perdu ce sens pendant des mois. D’autres au contraire ont souffert de parosmie, à savoir d’hallucinations olfactives. C’est d’ailleurs pendant la pandémie que Diane Thalheimer a imaginé associer des nez avec six artistes et designers tels que Daniel Firman, Hubert Le Gall, Joana Vasconcelos ou Pablo Reinoso. Non pour produire un parfum arty mais pour que cette fragrance devienne la « quatrième dimension » de l’œuvre. Des sculptures olfactives éditées à 50 exemplaires seront présentées du 15 au 24 juin dans une gamme de 4 000 à 14 000 euros dans les locaux de la maison de ventes Phillips, à Paris.

Antoine Renard.
Antoine Renard.


Photo Elena Cardin/Courtesy Antoine Renard et Galerie Nathalie Obadia Paris, Bruxelles.

Vue de l'exposition d'Antoine Renard « AMNESIA » à la galerie Nathalie Obadia Paris.
Vue de l'exposition d'Antoine Renard « AMNESIA » à la galerie Nathalie Obadia Paris.
Photo Bertrand Huet/Tutti image/Courtesy Antoine Renard et Galerie Nathalie Obadia Paris, Bruxelles.
Antoine Renard, Impressions, après Degas (#006), 2019, impression 3D de céramique, encre, immortelles séchées, fragrance (jasmin, muskarome), 70 x 20 x 35 cm. Vue de l'exposition « AMNESIA » à la galerie Nathalie Obadia Paris.
Antoine Renard, Impressions, après Degas (#006), 2019, impression 3D de céramique, encre, immortelles séchées, fragrance (jasmin, muskarome), 70 x 20 x 35 cm. Vue de l'exposition « AMNESIA » à la galerie Nathalie Obadia Paris.
Photo Bertrand Huet/Tutti image/Courtesy Antoine Renard et Galerie Nathalie Obadia Paris, Bruxelles.
Morgan Courtois, Still life XXII, 2017, plâtre, bâche, résine, onguent parfumée, 176 x 237 x 188 cm.
Morgan Courtois, Still life XXII, 2017, plâtre, bâche, résine, onguent parfumée, 176 x 237 x 188 cm.
Courtesy Morgan Courtois et Galerie Balice Hertling.
INVISIBLE SILENCE, 22 odeurs et 22 nouvelles créées en collaboration par Sissel Tolaas et Erling Kagge ​et présentées au Pavillon d'Honneur de la Norvège lors de la Foire du livre de Francfort en 2019.
INVISIBLE SILENCE, 22 odeurs et 22 nouvelles créées en collaboration par Sissel Tolaas et Erling Kagge ​et présentées au Pavillon d'Honneur de la Norvège lors de la Foire du livre de Francfort en 2019.
© Alamy Stock Photo.
Pablo Reinoso, Rocking Me, 2021, Bois de châtaignier et céramique, 20 x 31 x 22 cm. Sculpture olfactive éditée par PROFILE BY en collaboration avec Domitille Michalon-Bertier, VP parfumeur chez IFF Paris.
Pablo Reinoso, Rocking Me, 2021, Bois de châtaignier et céramique, 20 x 31 x 22 cm. Sculpture olfactive éditée par PROFILE BY en collaboration avec Domitille Michalon-Bertier, VP parfumeur chez IFF Paris.
Photo Rodrigo Reinoso.
Sandra Barré.
Sandra Barré.
© Galerie Pauline Pavec.

Article issu de l'édition N°2154