Une histoire de la série de tableaux "Cage" de Gerhard Richter par le commissaire d’expositions Hans Ulrich Obrist, une nouvelle de l’autrice dominicaine Cleyvis Natera, une interview de la chorégraphe Aileen Passlov, récemment décédée… Voilà le sommaire du dernier numéro du copieux magazine Quarterly, édité par le géant américain Gagosian depuis 2017. « Ni de la critique d’art ni du journalisme d'investigation, mais une façon de voir le monde à travers les yeux de toutes sortes de créateurs qui offrent des perspectives différentes », définit Alison McDonald, directrice des publications de la galerie. Une conversation sur l’influence du Bauhaus aujourd’hui, de notre mobilier jusqu’aux iPhone, avec Nicholas Fox Weber, directeur de la fondation Josef et Anni Albers. C’est cette fois le menu du dernier épisode du podcast Dialogues produit par la galerie allemande David Zwirner depuis 2018. Depuis quelques années, les grandes enseignes internationales multiplient les contenus qui, fut un temps, étaient l’apanage des journalistes, alors que la presse connaît dans le même temps de sérieux soubresauts. Au rayon des magazines on compte aussi la galerie genevoise Cahn ou la suissesse Hauser & Wirth, à celui des podcasts, les britanniques Sean Kelly et Lisson Gallery, les américaines Postmasters et Acquavella et d’autres encore.
Ces contenus sont en relation plus ou moins lointaine avec les programmations des galeries. The Picture, produit par Acquavella, propose ainsi systématiquement une conversation avec un artiste dont l’exposition est en cours. D’autres prennent des chemins de traverse comme Ursula, magazine d’Hauser & Wirth, qui invite ses artistes à parler de leur livre préféré ou propose des conversations transversales, ainsi du développement durable dans le monde de l’art, au programme du dernier opus. « Depuis des siècles, les galeries ont publié des livres, périodiques, pamphlets et livres d’artistes qui sont devenus des ressources inestimables pour le monde de l’art. Un magazine de galerie trouve ses racines dans son programme et ses artistes mais peut aussi aller bien au-delà et apporter son expertise globale pour aborder [MOU1] une variété de sujets » soutient le rédacteur en chef Randy Kennedy, transfuge du New York Times où il est resté plus de 20 ans. D’autres encore s’éloignent franchement de leur affiche, comme Sean Kelly avec Collect Wisely, qui invite des collectionneurs à s’interroger sur leur pratique.
Une nouvelle audience
Quel intérêt ces enseignes ont-elles à monter de tels projets ? « Nous avons lancé les podcasts après avoir vu le succès de nos publications de livres », explique Lucas Zwirner, responsable des contenus. « Nous avons pensé qu’il s’agissait d’un canal naturel pour les voix des artistes. Nous les voyons comme une extension de la tribune qu’offrent les galeries aux créateurs qu’elles représentent. » Après les duos Robert Crumb/Art Spiegelman ou Sofia Coppola/Rainer Judd, le prochain épisode verra l’un des poulains de la galerie discuter avec le controversé Beeple. Podcasts et magazines permettent à ces acteurs d’élargir leur public et de faire rayonner leur marque auprès de lecteurs ou auditeurs qui ne poussent pas toujours leur porte. « C’est une façon formidable d’être connecté à nos collectionneurs et visiteurs. Et cela nous amène une nouvelle audience très intéressante », confirme Alison McDonald. Les podcasts ont l’avantage de toucher les jeunes, et grâce à leur ton intimiste, d’offrir une porte d’entrée moins intimidante vers ces enseignes. Depuis les débuts de la pandémie, les deux médias se sont révélés être de bons moyens pour les galeries de rester en contact avec leur public, pendant qu’elles étaient portes closes. Gagosian a ainsi vu doubler le trafic du Quarterly dans sa version en ligne.
Des projets coûteux
L’audience de certains de ces contenus pourrait en effet faire pâlir quelques médias traditionnels. À l’image de son enseigne tentaculaire, Quarterly est largement diffusé dans le monde entier – 50 000 exemplaires –, à ses clients, mais aussi pour 20 dollars le numéro, dans les kiosques, les librairies, les boutiques de musées, les foires ou sur abonnement. Chez David Zwirner, les quatre saisons de Dialogues ont été téléchargées plus de 750 000 fois. Mais ces projets ont évidemment un coût – que les galeries n’entendent pas révéler – d’autant que les plumes et spécialistes invités sont payés plus cher que dans les médias ou institutions qui les emploient traditionnellement. Lesquels coûts sont contrebalancés pour les magazines par les pages de publicité de Vuitton, Dior, Gucci et autres acteurs du luxe. « La version imprimée du magazine n’a pas été conçue comme une source de revenus pour la galerie », botte en touche Randy Kennedy. L’équipe du Quarterly, qui emploie cinq personnes à temps plein, assure quant à elle que le titre est à l’équilibre financier. En France le phénomène reste timide. Perrotin, qui avait lancé le magazine Bing en 2005, l’a arrêté trois ans plus tard et son podcast lancé en 2017 n’a pas vu d’épisodes édités depuis plus d’un an. Plusieurs enseignes sont actuellement en discussion avec le studio de podcasts Louie Média.