69,3 millions de dollars ! Tel est le prix délirant, décroché chez Christie’s par Everyday: the first 5000 days, une œuvre de Michael Winkelmann, alias Beeple. Bombardé à la troisième place des artistes vivants les plus chers après Koons et Hockney, cet infographiste aux allures de geek est pourtant un parfait inconnu dans le monde de l'art, malgré ses 1,9 million d’abonnés Instagram. Joe Biden en strip-teaseuse sortant d’un gâteau, Bernie Sanders métamorphosé en truie géante, Hillary Clinton affublée d’un pénis... L’iconographie est vulgaire, kitsch et sexiste. Mais le plus surprenant dans l’histoire, ce n’est ni la piètre qualité de l’œuvre ni le pedigree de l’artiste, mais le support. Everyday: the first 5000 days est un NFT (non fungible token), une ligne de code renvoyant à une œuvre virtuelle enregistrée dans la blockchain. Bien que NFT et bitcoin fonctionnent sur le même principe, ce dernier est fongible (un bitcoin vaut autant que n’importe quel autre bitcoin) tandis qu’un NFT est non-fongible : chaque jeton est unique. En théorie, un NFT pourrait représenter tout et n’importe quoi, comme un numéro de téléphone par exemple, mais en pratique les NFTs sont surtout employés pour présenter des œuvres d’art numériques.
Des JPEG à plusieurs millions ?
Au diapason de la spéculation sans limites dont font l’objet les cryptomonnaies, ce système d’enregistrement infalsifiable agite aujourd’hui le marché de l’art. Les premiers NFTs ont fleuri en 2017 dans l’univers des mondes virtuels et des jeux avant de s’emparer de toutes les catégories de collections. Sur des sites spécialisés, des acheteurs s’emballent pour la vidéo d’un panier du basketteur LeBron James vendu 208 000 dollars par la NBA – plus cher qu’une carte Panini –, ou un gif du Nyan Cat signé Chris Torres cédé pour 561 000 dollars. En décembre 2020, sur la plateforme numérique Nifty Gateway, la musicienne canadienne Grimes, compagne du milliardaire Elon Musk qui booste aujourd’hui le marché du bitcoin, a cédé des courtes vidéos pour un total de 5,8 millions de dollars. Aux yeux des nouveaux collectionneurs, ces objets purement immatériels ont l’avantage d’être incontestablement authentiques, inviolables, traçables et uniques. Selon une étude menée par nonfungible.com et l’Atelier BNP Paribas, le montant des transactions sur le marché des NFTs s’élèverait à 250 millions de dollars en 2020, contre 63 millions en 2019. Et ce n’est qu’un début. Selon le site Cointelegraph, près de 300 millions de dollars de NFTs se seraient échangés rien qu’entre janvier et février...
Le petit milieu est désormais suspendu à la vente par Sotheby’s d’une œuvre de l’artiste numérique Pak, dont les détails sont encore tenus secrets. « Depuis quelques semaines, mon travail est devenu glamour !, ironise la cryptoart advisor Fanny Lakoubay. La vente de l’œuvre de Beeple a touché un large public et même les médias non spécialisés se sont mis à en parler. » Également collectionneuse de cryptoart depuis plusieurs années, la spécialiste poursuit : « Il y a beaucoup à démystifier sur ce marché et la vente de l’œuvre de Beeple. On parle toujours des prix exorbitants mais il ne faut pas oublier que le marché des NFTs est encore naissant, qu’il n’a que trois ou quatre ans et que les crypto-artistes n’ont pas spécialement augmenté le prix de leurs œuvres suite aux millions de dollars générés par l’adjudication du travail de Beeple. »
Des collectionneurs impliqués dans les cryptomonnaies
Voilà une semaine, Jack Dorsey, le fondateur de Twitter, a vendu son tout premier tweet d’une triste banalité – « just setting up my twttr » – pour 2,9 millions de dollars sur le site Valuables. L’acheteur serait Sina Estavi, PDG de Bridge Oracle, un spécialiste des cryptomonnaies basé en Malaisie. « La plupart des acheteurs, indique Noah Davis, spécialiste chez Christie’s, sont soit des millenials, soit des investisseurs de la première heure de la cryptomonnaie qui flairent des opportunités de profit sur le marché de l’art. » Fanny Lakoubay abonde : « Le point commun entre tous les collectionneurs de crypto-art c’est leur intérêt pour la technologie de la blockchain et leur implication – plus ou moins grande – dans les cryptomonnaies. »
Manière aussi pour ces entrepreneurs de se signaler auprès des potentiels bailleurs de fonds. La plateforme de data Injective Protocol, par exemple, était inconnue au bataillon jusqu’à ce que ses fondateurs mettent en vente le NFT d’une vidéo dans laquelle ils brûlent une édition d’une estampe de Banksy... Le sous-enchérisseur de l’œuvre de Beeple n’est autre que Justin Sun, fondateur de la plateforme de cryptomonnaie Tron. Pour l’entrepreneur chinois qui a abondamment commenté ses enchères sur son compte Twitter, enchérir dans une vente suivie par 22 millions de spectateurs, c’est le coup de pub assuré. Quant à l’acheteur de l’œuvre, c’est le fonds d’investissement Metapurse, créé par deux Indiens, Vignesh Sundaresan et Anand Venkateswaran. Le premier fut parmi les premiers à investir dans l’Ethereum (protocole de contrats « intelligents » utilisant la cryptomonnaie « Ether », ndlr) et a lancé en 2013 la plateforme d’échange de cryptomonnaies Coins-e, vertement critiquée par ses usagers. Pour certains observateurs financiers, il est très probable que ces entrepreneurs achètent les NFTs avec des cryptomonnaies acquises à leurs cours le plus bas, bien avant les envolées actuelles. Pour mémoire, le cours du bitcoin a franchi en février le seuil des 50 000 dollars – contre 22 000 dollars en décembre 2020.
Blanchiment et pollution
Autre crainte : le grand risque de blanchiment. D’autant que dans le monde des NFTs, les identités sont souvent inconnues, masquées derrière des caractères alphanumériques. Interrogé par Bloomberg, un représentant de Nifty Gateway assure qu’à ce jour, « nous n’avons vu aucune preuve de blanchiment sur notre plateforme, et nous surveillons les ventes pour prévenir une activité anormale », rappelant que la majorité de leurs clients achètent des NFTs avec des cartes de crédit, « ce qui les oblige à fournir des informations personnellement identifiables ». Reste que les cryptomonnaies – et tout ce qui par ricochet leur est rattaché – sont dans le collimateur des autorités financières.
Les NFTs posent aussi d’autres questions juridiques. « Lorsqu’un acheteur se porte acquéreur d’un NFT, il n’achète pas l’œuvre, précise l’avocate Julie Jacob sur le site Décideurs Magazine. Il se porte acquéreur du NFT, c’est-à-dire d’une reproduction de l’œuvre située au sein de la blockchain. Il n’est pas, par défaut, détenteur de l’œuvre elle-même ni des droits patrimoniaux qui s’y rattachent. Par conséquent, il ne saurait exploiter celle-ci à des fins commerciales, ni empêcher l’utilisation de celle-ci à d’autres fins. » L’avocate spécialisée en propriété intellectuelle met aussi en garde contre les copies : « Une œuvre NFT existe en un nombre d’exemplaires très limité, voire unique. Être détournée et republiée de nombreuses fois, en NFT, par des personnes malintentionnées, fait ainsi chuter la cote de l’œuvre originelle ainsi que celle de son auteur ».
De plus, basé sur le moyen de paiement le plus énergivore qui soit, le coût environnemental des NFTs pourrait aussi freiner l’emballement. Le site L’Usine digitale rappelle ainsi que la consommation énergétique liée à la tokénisation sous forme de NFTs de l’image Fish Store de l’artiste belge Stijn Orlans est de 323 kWh, « ce qui équivaut à la consommation d'électricité mensuelle d'un citoyen européen ». Mais pour Fanny Lakoubay, il existe de nombreuses solutions pour atténuer l’impact environnemental de cette technologie : ainsi, ce que l’on appelle les « green NFTs ont levé 25 000 dollars pour financer des initiatives éco-friendly et certains artistes donnent systématiquement 25 % de la vente d’une œuvre à des causes environnementales ». Et de poursuivre que « ce n’est pas le fait de créer un NFT et de le mettre sur la blockchain qui a un impact, c’est la blockchain en elle-même. Elle continue de fonctionner avec ou sans NFTs ». Par ailleurs, de nouvelles blockchains, comme la Française Tezos, tentent dans la mesure du possible de réguler leur consommation d’énergie, acceuillant de plus en plus de crypto-artistes.
Un marché en devenir
Pour l’heure, les avertissements et les bémols n’ont pas raison de de la fièvre qui s'est même emparé des artistes et galeries établis. Damien Hirst a ainsi annoncé s’être lancé dans la tokenisation de ses œuvres, tandis que le jeune artiste Ben Elliot montre et vend des NFTs dans l'exposition « The Artist is Online », visible sur decentraland.org jusqu'au 21 avril. Le 14 mars, la galerie Almine Rech a proposé sur Nifty Gateway quatre NFTs de César Piette, un peintre dont l’univers s’apparente aux jeux vidéo et à l’animation. Des éditions « vendues toutes en quelques minutes », s’étonne la galeriste. Une nouvelle galerie installée rue Chapon, l’Avant Galerie Vossen, fait le pari de mêler des œuvres classiques de Ronan Barrot ou Paul Rebeyrolle à des NFTs visibles sur des petits écrans, dans des gammes de prix de 2 000 à 100 000 euros. « Il n’y a pas que des spéculateurs sur le NFT, mais aussi de vrais amateurs », avance sa directrice Caroline Vossen – par ailleurs impliquée au sein de la galerie Claude Bernard. Celle-ci organise ainsi le samedi des ateliers pour expliquer aux novices le fonctionnement du crypto-art, pour « revenir aux bases, rappeler que le NFT, à l’origine, était le seul moyen pour les artistes numériques de vendre leurs œuvres ».
Pour Dominique Moulon, spécialiste de la création numérique, « il y aura dans l’avenir autre chose que des images affreuses ou idiotes ». La directrice de la foire CADAF (Crypto and Digital Art Fair) Andrea Steuer abonde et observe qu’avec l’actuel engouement pour les NFTs, « beaucoup de nouveaux contenus ont été créés. Il est donc plus important que jamais d’avoir des plateformes et des marchés à la fois organisés et vérifiés. J’y vois une belle opportunité et je pense que le marché de l’art devrait adopter ces innovations qui rendraient le secteur plus sûr, transparent et durable pour les artistes ».
Mais que peut réellement changer cette technologie pour les collectionneurs et artistes ? Historiquement, il était difficile pour les artistes numériques de monétiser leurs travaux, rappelle le fondateur de Green NFTs Jason Bailey. Au-delà du fait qu’elle permet tout simplement de monnayer des œuvres réalisées par des crypto et digital artistes, « cette technologie donne aussi à ces derniers la possibilité d’avoir une relation plus directe avec les collectionneurs, détaille Fanny Lakoubay. Mais le plus important peut-être c’est que les créateurs captent la majorité du produit de la vente de leurs œuvres et que des royalties sont incluses dans le code de celles-ci ». Ainsi, en cas de revente d’une œuvre NFT, 10 à 30 % reviennent automatiquement à l’artiste, en fonction de ce qui a été codé. Par ailleurs, Jason Bailey pense que les « les NFTs sont plus inclusifs et décentralisé que le monde de l'art traditionnel, qu'ils ont été conçus pour attirer une plus grande diversité d'artistes et de collectionneurs ». Dominique Moulon, curateur de la plateforme danae.io, rappelle quant à lui qu’à « l’ère d’Internet, la célébrité se fait et se défait très vite et certains emballements vont retomber ». Mais pour lui, le marché n’en est qu’à ses débuts. Et la critique d’art, elle, semble avoir été relancée.