Une vaste pièce avec un sol en marbre brèche orangé et sculptures aux courbes organiques dans le style de Jean Arp sous une suspension Vertigo de Constance Guisset, haut plafond cintré et vue sur la Méditerranée et les palmiers de la propriété au travers d’immenses baies vitrées… Ce salon n’a jamais existé ailleurs que dans l’imagination d’Anna Broeng, une artiste digitale. Comme cet intérieur virtuel, ils sont des centaines de milliers à coloniser Instagram. Imaginés par des designers, graphistes, artistes 3D, ils ont fleuri ces derniers mois à la faveur de la crise sanitaire et d’une génération de créateurs, agiles avec les outils informatiques, comme des travaux personnels et des moyens de s’évader. Des images dans lesquelles ils incluent souvent des œuvres existantes comme des fauteuils de Pierre Paulin notamment… « J’envisage la composition d’images virtuelles comme un bagage conceptuel. Cette architecture d’intérieur virtuelle me permet d’exprimer des concepts dont je peux ensuite m’inspirer de près ou de loin pour des projets d’architecture. C’est pour moi une façon de poser des questions, d’interroger les contrastes », explique l’architecte d’intérieur Hannes Peer, qui ne livre pas ces images virtuelles à ses clients mais uniquement sur Instagram, ou qu’il conserve dans ses archives. Un exercice qu’il a notamment mis au service d’un projet d’aménagement de carrières de marbre abandonnées qu’il a équipées de fenêtres. Un projet sans doute impossible à réaliser, qui ne verra jamais le jour mais qui plante des graines et sensibilise à ce problème écologique.
Ce travail personnel, qui repousse les frontières du possible, attire de plus en plus éditeurs et marques. « La photographie limite le champ des possibles, les gens viennent donc nous voir pour mettre en scène leurs objets dans des espaces atypiques. Nous permettons aux marques des choses infaisables, pour un prix et une empreinte carbone beaucoup moins élevés. Mais nous demeurons des artistes, et je souhaite conserver mon expression artistique dans ces collaborations. Je ne suis en aucun cas un simple exécutant », raconte Sebastien Baert, designer spécialisé dans les images de synthèse.
Supplément d'âme
C’est ainsi que les marques, séduites par ces univers surréalistes – beaucoup moins onéreux que des shootings au bout du monde… – investissent ces créations numériques avec leurs pièces. Des marques de mobilier telles qu’ENO Studio, Atelier Aveus ou MUT Design, le fabricant de luminaires Lambert & Fils, celui de carrelages Field Tiles, mais aussi la griffe de bagages Rimowa font intégrer leurs produits à ces images virtuelles. « Le digital raconte autre chose et peut même ajouter un supplément d’âme. Par exemple, la texture du bois ou du marbre est souvent mal retranscrite en photographie, détaille Anny Wang de l’agence Wang & Söderström. Le digital nous permet de mieux transmettre la sensualité des matériaux par des effets de synesthésie. Dans notre travail, nous jouons avec les expériences du passé et les capacités sensorielles de nos spectateurs. L’objectif est de provoquer chez eux une sensation tactile qu’ils ont connue par le passé. En combinant un élément tiré du monde réel, comme la pluie par exemple, avec d’autres irréels, qui défient les lois de la physique, nous modifions la façon dont le cerveau perçoit les choses. »
Mais attention à ne pas forcer la dose : « Beaucoup d’images sont trop irréelles, il faut privilégier un espace possible où les gens peuvent se projeter », explique Sebastien Baert qui sera exposé chez Rucabata, nouvelle galerie dédiée à l’art digital qui vient d’être inaugurée à Lyon. Hannes Peer partage les mêmes réserves : « Je vois sur internet des tas de ces producteurs d’images digitales qui vivent sous le soleil de Barcelone et produisent des images complètement désincarnées, qui n’ont rien avoir avec la réalité, sans aucun être humain et souvent aucun respect d’échelle… », raconte celui qui a longtemps collaboré avec Rem Koolhaas, architecte connu pour ses collages et dont les bases sont celles de la physique. Sur Instagram et les sites de ces créateurs, une avalanche de roses et de bleus, d’images éthérées toutes semblables, sur fond de fenêtre ouverte sur un désert improbable... Mais parfois la réalité rattrape la fiction. C’est ainsi que le designer Benjamin Guedj, designer 3D à suivre sous le nom @oursroux sur Instagram, a été contacté par un architecte d’intérieur qui voulait lui passer commande d’un canapé… qui n’existe que virtuellement. Résultat, le jeune homme envisage désormais de passer du digital au réel, en faisait éditer certaines de ses assises.