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Les écoles d'art bouleversées par la crise sanitaire

Les écoles d'art bouleversées par la crise sanitaire
Workshop « Epicerie des premières nécessités » des étudiants en 2e année Art à l'ESAAA d'Annecy, novembre 2020.
Photo Fabian Nagy/ESAAA.

Un an après le début de la crise sanitaire due à l'épidémie de Covid-19, étudiants et équipes des écoles d’art doivent continuer à improviser. Témoignages, en France et à l'étranger.

Alors que dans les universités, les cours à distance, ajoutés à la précarité, pèsent fortement sur le moral des étudiants, la situation est différente  dans les écoles d’art depuis la rentrée de janvier. Julie Portier, enseignante à l’ESAAA (École supérieure d’art Annecy Alpes), raconte le quotidien d’une école où la vie a repris petit à petit : « La situation actuelle est plus favorable qu'au printemps dernier pour le maintien de l’enseignement. Les ateliers techniques ont été rendus accessibles sur rendez-vous, puis progressivement d'autres espaces de travail. La plupart des enseignements ont repris sur place avec des aménagements. Cela fait du bien d'être de nouveau avec les étudiants, et c’est la condition pour un enseignement de qualité. » En ce qui concerne l’organisation, dans chaque école on improvise : en l’absence de directives du ministère de la Culture, qui en a la tutelle, chaque directeur ou directrice doit interpréter les directives du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Or, les écoles d’art ont leurs spécificités : le travail des formes et de la matière, l’acquisition des techniques, la nécessité de voir les œuvres « en vrai » et d’échanger autour d’elles. Des dérogations sont accordées pour les travaux pratiques. « Les écoles qui s’en sortent le mieux sont celles où on peut compter sur le respect individuel des consignes sanitaires, plutôt que celles où des règles trop strictes sont imposées, estime Julie Portier. On joue sur ces règles. Pour certains d'entre nous, les contraintes sont devenues insupportables et on a tendance à y répondre par deux fois plus d'énergie et d'inventivité. Personnellement, j'ai l'impression de voler tout ce qui reste de temps et d'espace permis pour entretenir un peu de ferveur... Il faudrait que les étudiants croient encore à l'art. » Aux Beaux-Arts de Lyon, l'école est « ouverte sur rendez-vous et chaque étudiant doit avoir impérativement réservé sa place en bibliothèque ou prévenu de sa venue en présentiel à un cours », explique la directrice Estelle Pagès. Les Beaux-Arts de Paris sont quant à eux ouverts du lundi au dimanche, et la réservation y est également de mise : « Nous arrivons à proposer aux étudiants deux jours d'atelier par semaine, explique le directeur Jean de Loisy. Il y a une jauge par atelier : en fonction de leur taille, il ne doit pas y avoir plus de 5 à 10 élèves ». L'école a décidé de proposer aux étudiants de 1e et 2e années qui le souhaitent de suivre les cours théoriques en présentiel : « Les Beaux-Arts de Paris sont une école où les élèves ont beaucoup d'autonomie et cela peut être déstabilisant, détaille le directeur. Nous souhaitions que les nouveaux venus puissent créer un minimum de lien social lors de ces cours ». Cela dans le respect des gestes barrières. La Universität der Künste de Berlin a, elle, presque tout dématérialisé. « De nombreux cours et événements sont passés dans l'espace numérique, explique Claudia Assmann. La plupart des professeurs proposent des cours hebdomadaires en visio et de nouveaux formats numériques ont été développés pour favoriser les échanges et permettre aux étudiants de développer des projets de manière indépendante et interdisciplinaire. »  

Concrètement, pour Raphaël Perrin Amoudjayan, étudiant en 5e année à Annecy, ce qui reste compliqué, c’est « le couvre-feu à 18h : l’école ferme d’habitude à 23h, ce qui favorise une certaine manière de travailler, mais aussi une convivialité. Par ailleurs, certains viennent moins à l’atelier car ils doivent assurer un job alimentaire à ces horaires-là ». Stéphane Sauzedde, directeur de l’école, se veut rassurant : « On espère que la situation aura évolué après les vacances scolaires (à Annecy jusqu’au 21 février, ndlr). Sinon on avisera avec la préfecture pour obtenir des dérogations au couvre-feu. » Selon lui, « hormis cela, l’école fonctionne à peu près normalement. Les enseignants et l’équipe administrative sont très mobilisés, malgré une gestion épuisante, notamment pour ceux qui interviennent dans les enseignements pratiques (sur site) en plus de leurs cours de théorie (derrière leurs ordinateurs) ».

Comme beaucoup de travailleurs en cette période, les étudiants sont pris entre des injonctions contradictoires, explique Julie Portier : « On leur dit : ‘’Restez à distance, mais soyez présents à l'école’’. L'idée d'une parenthèse que nous aurions pu tenter d'habiter différemment a vite laissé place au maintien des objectifs de production et des calendriers d'évaluation. Cela n'est pas réaliste quand le monde de la culture est à l’arrêt, que chaque artiste fait face à cette situation de stand-by. » Pour les stages, obligatoires pour les étudiants en licence et en master, les injonctions sont aussi difficiles à concilier : « J’ai eu beaucoup de chance, confie Clara Lemercier, étudiante en 4e année aux Beaux-Arts de Lyon. Entre les deux confinements j’ai pu faire un stage avec une cinéaste à Paris. » Beaucoup se sont cependant retrouvés au pied du mur et ont vu leurs candidatures systématiquement refusées : « L’accès au monde professionnel est très difficile, poursuit-elle. Nous n’avons plus aucune occasion de rencontrer les travailleurs du secteur et comprenons à quel point notre insertion risque d’être compliquée. » 

Fragilités

Les difficultés tant socio-économiques que psychologiques sont prégnantes. « Les étudiants ressentent une perte de sens, observe Julie Portier. Plus spécifiquement, le contact avec le milieu de la culture leur manque. C'est difficile de se projeter dans une vie d'artiste quand on ne voit plus d'expositions. » Raphaël Perrin Amoudjayan évoque « un regain de motivation, mais on reste dans l’incertitude ». Selon l’étudiant, « c’est surtout très difficile pour les 1e année : d’habitude les étudiants de tous niveaux se mélangent beaucoup, ce qui est impossible cette année. Aussi leur temps d’adaptation est plus long ». Par ailleurs l’interruption des cours l’an passé a créé beaucoup de frustration, certains élèves ayant obtenu leur diplôme d’office : cette année plusieurs envisagent de redoubler volontairement leur 5e année, pour accomplir un cursus plein. À Annecy, l’école met en lien les étudiants qui en ressentent le besoin avec un centre psychologique, tandis que « la coordinatrice pédagogique assure une veille sociale et psychologique pour ceux qui décrochent, souligne Stéphane Sauzedde. C’est possible ici, contrairement à certaines universités, car c’est une petite école, et la communauté pédagogique (techniciens, professeurs, etc.) connaît bien les étudiants ». Aux Beaux-Arts de Lyon, Estelle Pagès a quant à elle débloqué des moyens pour faire venir une psychologue à l’école quatre heures par semaine. « Chacun des 300 étudiants de l’école peut venir la consulter si nécessaire, déclare-t-elle. Nous avons également une personne référente à la scolarité sur les questions sociales et essayons de garder le lien avec les étudiants en les informant dès qu’il y a des nouvelles directives. »  

Pierre Allain, étudiant aux Beaux-Arts de Lyon, lâche : « C’est très frustrant de ne pas pouvoir produire des formes, on a le sentiment de ne plus avoir de pratique. Les ressentis sont très différents, cela dépend de l’autonomie et de la pratique de chacun. De mon côté j’ai continué à travailler en écrivant mon mémoire, l’écriture a été une béquille ». Étudiante aux Beaux-Arts de Nantes, Sarah Boulassel ne dit pas autre chose : « La limitation d’accès aux ateliers qui ferment à 17h commence à devenir pesante car nous avançons plus lentement dans notre travail. Je fais de la sculpture et ne peux pas pratiquer chez moi. » Et de poursuivre : « On est limités dans notre production mais le plus difficile c’est de continuer de réfléchir à ce que nous faisons. C’est comme si mon cerveau ne travaillait plus. » Étudiante à Goldsmiths, à Londres, Kate Gerard note une différence notable par rapport à la France : « La notion de "care". » « En Grande-Bretagne on se préoccupe beaucoup plus des élèves, dit-elle. J’ai un tuteur personnel qui prend de mes nouvelles régulièrement, on nous donne des délais pour rendre les mémoires, et de nombreuses mesures sont prises pour faciliter notre travail. » 

Comme pour beaucoup d’étudiants toutes filières confondues, la situation économique est très fragile. Certaines écoles ont apporté leur soutien, d’autres moins. À Annecy, une aide d’urgence a été mise en place lors du premier confinement pour les situations les plus alarmantes. « Aujourd’hui nous connectons les étudiants à des dispositifs extérieurs, entre autres avec l’aide de l’assistance sociale et du Crous, explique Stéphane Sauzedde. On propose aussi des déjeuners ou les repas à un euro au restaurant universitaire. » Jeanne*, étudiante à l’ENSAPC, école d’art de Paris-Cergy, note peu d’évolution par rapport au premier confinement. La jeune femme affirme : « La direction ne répond pas à nos attentes. Nous avons dû mettre nous-mêmes en place une cagnotte dès le mois d’avril, puis l’école a mis en place un fonds d’aide d’urgence. On nous avait promis que celui-ci serait pérennisé, mais ce ne fut pas le cas, et nous avons dû refaire une cagnotte en décembre. » Même sentiment d’abandon, selon elle, en ce qui concerne le suivi des étudiants en décrochage. Interrogée, la directrice de l’ENSAPC Corinne Diserens donne un son de cloche différent. Elle n’évoque pas de fonds d’urgence pour l’année en cours, mais affirme que l’école « accompagne les étudiants en difficulté dans leurs démarches de demande d’aide sociale auprès du Crous ou d’autres organismes. Des aides et la distribution de paniers alimentaires sont organisées par plusieurs associations. Il y a également les repas à un euro au restaurant universitaire ». Elle poursuit : « Les coordinations hebdomadaires des enseignants sont en contact régulier avec les étudiants. Nous avons une personne responsable de la mobilité et de l’international qui suit cas par cas ceux en difficulté. »

À Francfort, en Allemagne, la Städelschule tente de rester vigilante aux besoins des étudiants depuis les débuts de la crise. « L'école a mis en place des aides pour les étudiants les plus précaires grâce au Cercle des Amis de la Städelschule, raconte Rashiyah Elanga. J’ai pu en bénéficier heureusement, car j’ai perdu mon travail alimentaire lors du premier confinement, début mars. Nous sommes nombreux dans cette situation. » L'Ecole des Beaux-Arts de Paris vient quant à elle de recevoir les résultats d'une étude menée ces derniers mois. Jean de Loisy détaille : « Un peu moins de 10 % de nos étudiants sont en décrochage et beaucoup sont en grande difficulté financière. Avec l'association des Amis de l'Ecole et la Fondation Antoine de Galbert, nous avons mis en place une aide financière, que 122 élèves ont demandée. Nous proposons aussi quotidiennement une aide alimentaire et des produits d'hygiène ». En outre, la crise peut mettre en péril les projets des étudiants : « Certaines pratiques coûtent plus cher que d’autres, observe Clara Lemercier. Les écoles ne fournissent pas toujours le matériel nécessaire et nous devons alors le payer de notre poche. De même, un diplôme c’est coûteux, généralement plusieurs centaines d’euros et dans le contexte actuel beaucoup de productions sont contraintes par cet aspect financier… Cela creuse les inégalités entre les étudiants qui ont des moyens et ceux qui n’en ont pas. » Un étudiant admet cependant que les « élèves qui étudient aux Beaux-Arts sont généralement issus d’un milieu plutôt favorisé. C’est encore assez tabou mais en réalité, les étudiants en grande précarité financière sont en minorité au sein de ce cursus ». 

Des évolutions indispensables

Pour Pierre Allain, la crise a aussi un avantage : « L’autonomie que l’on a dû acquérir a l’avantage de nous obliger à repenser les formes et les pratiques. Cela invite à l’ouverture, face à la résignation. » Sous sa casquette de co-président de l’ANdÉA (association nationale des écoles supérieures d'art et design publiques), Stéphane Sauzedde estime quant à lui qu’« il n’y aura pas de retour à "l’avant’’. Nous vivons une époque de bascule, historique, qui accompagne les réflexions que nous avions déjà à l’école au sujet de la pédagogie et de la gouvernance. La crise sanitaire pointe des difficultés – précarité des étudiants, vulnérabilité économique et psychologique – qui doivent être traitées par des réflexions et des actions collectives, et qui rejoignent les questions de harcèlement, sexisme, racisme, etc., que nous abordions déjà. D'autant que la taille "humaine" de l’école d’Annecy, avec 200 étudiants pour 20 professeurs, permet l’expérimentation, l'invention d'autres modalités de travail et plus largement des démarches de transitions. La crise du Covid-19 accélère cela ». Le directeur de l’école d’Annecy se veut optimiste : « On sent dans la jeunesse l’exigence de modifier le cours des choses, avec par exemple des initiatives comme Balance ton école d’art ou l’implication dans les mouvements antiracistes. On observe une force vitale, une concentration d'énergie dans cette génération, que l’on sent extrêmement concernée, mobilisée. Ils et elles ont terminé de faire exploser la perspective linéaire de la carrière de l’artiste : la crise sanitaire a indéniablement un effet bascule... C’est passionnant de voir et d'accompagner l’évolution de ces formes politiques et artistiques. »

Olga Rozenblum, enseignante vacataire à la HEAD, à Genève, partage ce sentiment d’assister à un changement profond de paradigme : « Parallèlement à la précarité, l’isolement et l’inquiétude, de nouvelles discussions et de nouvelles formes d’interventions artistiques continuent de se développer : quelles méthodes employer, que faire et quoi créer en dehors de l’école pour continuer ? Des étudiants s’organisent, de plus en plus portés par les mouvements politiques actuels. Je crois qu’il nous faut les soutenir concrètement, par des moyens matériels à disposition, et par la confiance que nous pouvons leur accorder. » Elle ajoute : « Peu d’étudiants autour de moi abandonnent la pratique, mais des questions essentielles sont posées, comme : quel sens cela a-t-il de faire de l’art ? Dans quels espaces et sous quelles formes voulons-nous encore en produire ? » 

Clara Lemercier tire du positif de cette situation : « J’ai l’impression qu’une prise de conscience politique est née. Elle est assez collective et n’existait pas avant la pandémie : nous sommes beaucoup d’étudiants à avoir compris l’aspect faillible de l'institution qu’est une école d’art et à commencer à nous émanciper de l’idéologie de nos professeurs. » De son côté, Jeanne dit réfléchir avec ses camarades à la création d’un syndicat étudiant à l’ENSAPC, où le collectif Synapse et la revue Show relaient déjà la parole des étudiants et de certains enseignants. La crise semble catalyser un besoin de faire bouger les choses. Le 14 janvier était organisée en visioconférence une première assemblée générale d'étudiants d’art et de design, réunissant 60 représentants d’une dizaine d’écoles. À l’ordre du jour, notamment, des revendications autour de la crise sanitaire (diplômes, accompagnement psychologique et financier, soutien au décrochage…), la création d'un syndicat inter-écoles et, de manière générale, la volonté de convergence avec d'autres luttes.


* Le prénom a été modifié.

Workshop « Epicerie des premières nécessités » des étudiants en 2e année Art à l'ESAAA d'Annecy, novembre 2020.
Workshop « Epicerie des premières nécessités » des étudiants en 2e année Art à l'ESAAA d'Annecy, novembre 2020.
Photo Fabian Nagy/ESAAA.
Corinne Diserens.
Corinne Diserens.
DR.
Rencontre avec les étudiants internationaux, Beaux-Arts de Nantes, 2020.
Rencontre avec les étudiants internationaux, Beaux-Arts de Nantes, 2020.
Photo Mai Tran.
Une sculpture-établi mobile réalisée par Simon Mc Lean, étudiant de 2e année Art à l'ESAAA d'Annecy.
Une sculpture-établi mobile réalisée par Simon Mc Lean, étudiant de 2e année Art à l'ESAAA d'Annecy.
Photo Julie Portier.
Affiches de Diane Dedoyan. À la demande du Département de la sécurité, de l'emploi et de la santé de la République et du canton de Genève, des étudiants de la HEAD ont réalisé une série de concepts visuels encourageant les jeunes entre 15 et 25 ans à suivre les mesures recommandées pour endiguer la pandémie.
Affiches de Diane Dedoyan. À la demande du Département de la sécurité, de l'emploi et de la santé de la République et du canton de Genève, des étudiants de la HEAD ont réalisé une série de concepts visuels encourageant les jeunes entre 15 et 25 ans à suivre les mesures recommandées pour endiguer la pandémie.
© HEAD - Genève/Michel Giesbrecht.
Estelle Pagès.
Estelle Pagès.
Courtesy Ensba Lyon.
Remise de diplômes masquée en 2020 à la HEAD, Genève.
Remise de diplômes masquée en 2020 à la HEAD, Genève.
© HEAD - Genève/Michel Giesbrecht.

Article issu de l'édition N°2105