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Marché

Les maisons de vente se tournent vers le luxe

Les maisons de vente se tournent vers le luxe
En octobre 2020, Sotheby’s Londres a vendu 977 496 dollars un unique ensemble de six bouteilles de whisky issu de la Macallan Red Collection et arborant des étiquettes signées de l'artiste Javi Aznarez.



© Sotheby's

Les maisons de vente opèrent un virage vers le luxe, encore plus soutenu depuis la pandémie. Sneakers, montres à complication et sacs Hermès ont désormais remplacé les œuvres d’art millionnaires plus difficiles à dénicher en ces temps incertains.

Jamais Christie’s et Sotheby’s, qui font habituellement la promotion de leurs trophées millionnaires, n’ont autant vanté qu’en 2020 les baskets Jordan, la garde-robe Yves Saint Laurent ou les montres Rolex. Depuis le déclenchement de la pandémie en mars 2020, les collectionneurs hésitent en effet à se défaire de leurs œuvres. Mais ils revendent – et achètent aussi – volontiers des montres à complications ou sacs griffés. Une tendance lourde, qu’Artcurial avait flairé dès les années 2000, en organisant la première vente Supreme, puis en 2019 celle de la maison Martin Margiela. En dix ans, ce segment luxe-lifestyle a fini par représenter un tiers de son chiffre d’affaires.

Les mastodontes des enchères ne veulent naturellement pas se laisser distancer sur ce terrain très lucratif. Fraichement rachetée par le magnat des télécoms Patrick Drahi, Sotheby’s divisait ainsi en décembre 2019 ses activités en deux pôles, l’art – son cœur de métier – et le luxe, au sens large englobant les montres, bijoux, voitures de collection, sacs à main, design et vin... Avec l’ambition claire d’être identifiée « comme la destination numéro 1 pour acheter et vendre du luxe », commente Josh Pullan, responsable de la division luxe. Ainsi, de janvier à novembre 2020, Sotheby’s a organisé pas moins de 282 ventes spécialisées, contre 139 sur la même période en 2019. Chez Christie’s, la même année, le nombre de lots offerts dans ses ventes de luxe en ligne a progressé de 30 %. Profitant de cette lancée, l’écurie de François Pinault prévoit 75 ventes « Luxury » pour 2021 dont 60 % en ligne. D’autres plus petites maisons se sont aussi engouffrées dans la brèche, à l’instar de Millon, qui organise en mai une vente dédiée à Chantal Thomass.

L'accessoire plutôt que l'art

Ce virage tout schuss vers le luxe ne tient pas au hasard. Ce segment a certes été impacté par la crise avec la fermeture des magasins lors des différents confinements planétaires, l’arrêt du marché du tourisme et l’effondrement de l’activité de l’hôtellerie-restauration. Mais contrairement à d’autres secteurs, il a fait preuve d’un stupéfiant rebond. Au quatrième trimestre 2020, le pôle de marques de mode et de maroquinerie du groupe LVMH a ainsi connu un regain d’activité spectaculaire de 18 % grâce notamment aux ventes en ligne. Une étude publiée en septembre 2020 par Boston Consulting Group rappelle aussi que le marché vintage chic se chiffrait à 21 milliards de dollars en 2019, en hausse de 8 %. En 2021, il devrait même atteindre 36 milliards de dollars, près de 10 % du marché global du luxe.

Alors même que les occasions de sociabilité se raréfiaient, la crise a étonnamment dopé les envies, les objets de luxe calmant le mal-être des plus riches qui désormais perçoivent ces accessoires comme des valeurs refuge. En novembre 2020, Christie’s adjugeait pour plus de 437 000 dollars un sac Hermès modèle Kelly en crocodile retourné. Quelques mois plus tôt, au pic de l’incertitude, une Rolex Daytona décrochait 1,5 million de dollars chez Sotheby’s. Un appétit mené par les Chinois, précise François Curiel, patron de Christie’s Europe, assurant que ces derniers « achètent les sacs Hermès les plus chers ainsi que les bijoux les plus cotés ». Même engouement planétaire pour les baskets d’occasion. Selon un rapport de Cowen & Co publié en avril 2019, le second marché des sneakers était évalué à 2 milliards de dollars. « Il devrait atteindre plus de 6 milliards de dollars d’ici à 2025 », ajoute Caitlin Donovan, responsable des ventes de sacs à main et accessoires chez Christie’s. Pour avoir une part de ce gros gâteau, cette dernière s’est associée en 2020 au leader du marché, Stadium Goods. Une « collab » qui leur a permis de proposer l’été dernier onze paires portées par le mythique basketteur Michael Jordan. Le duo prévoit déjà trois nouvelles ventes de ce type en 2021.

Marques culturelles

Pour les maisons de vente, les enjeux sont nombreux. En premier « la possibilité de rajeunir leur public », observe notre collaborateur Christophe Rioux, professeur spécialiste du luxe et des industries créatives à Sciences Po. Josh Pullan abonde : « 30 % de nos enchérisseurs ont moins de 40 ans ». Chez Christie’s, Aline Sylla-Walbaum, directrice générale, constate que « les ventes de montres attirent le plus de nouveaux clients entre 50 et 60 % et 25 à 30 % pour les bijoux ». De fait, si ce segment ne pèse pas encore très lourd dans le chiffre d’affaires des maisons de ventes, il offre un point d’entrée permettant de ferrer et fidéliser de nouveaux acheteurs. Quant à l’industrie du luxe, qui, à quelques exceptions près, se prive d’un filon pourtant très lucratif, elle y trouve aussi globalement son compte. « Les maisons de vente historiques comme Sotheby’s ou Christie’s renforcent la dimension de marque culturelle tant convoitée par le luxe », poursuit Christophe Rioux. Car les auctioneers savent ériger les produits haut de gamme au rang de quasi œuvres d’art...

Rolex, Cosmograph Daytona JPS, or 18 carats, adjugée 1,2 millions de livres sterling chez Sotheby’s Londres le 31 juillet 2020.
Rolex, Cosmograph Daytona JPS, or 18 carats, adjugée 1,2 millions de livres sterling chez Sotheby’s Londres le 31 juillet 2020.
© Sotheby's.
Sac Hermès, modèle Kelly, vendu 437 555 dollars chez Christie's Hong Kong le 27 novembre 2020.
Sac Hermès, modèle Kelly, vendu 437 555 dollars chez Christie's Hong Kong le 27 novembre 2020.
© Christie's Images Ltd.
Les Air Jordan 1 High Chicago, dites « Shattered Backboard », vendues 615 000 dollars le 13 août 2020 chez Christie’s. Cette paire fut portée par Michael Jordan lors d’un match d’exhibition en 1985, rencontre marquée par un impressionnant « dunk » du basketteur, si puissant qu’il brisa le panneau de verre du panier. Un éclat de verre est encore visible aujourd’hui dans les rainures de la semelle gauche.
Les Air Jordan 1 High Chicago, dites « Shattered Backboard », vendues 615 000 dollars le 13 août 2020 chez Christie’s. Cette paire fut portée par Michael Jordan lors d’un match d’exhibition en 1985, rencontre marquée par un impressionnant « dunk » du basketteur, si puissant qu’il brisa le panneau de verre du panier. Un éclat de verre est encore visible aujourd’hui dans les rainures de la semelle gauche.
© Christie's Images Ltd.
Vente « Madame Chantal Thomass. 40 ans de mode » organisée par la maison de ventes Millon et prévue le 6 mai à l'hôtel Drouot, Paris.
Vente « Madame Chantal Thomass. 40 ans de mode » organisée par la maison de ventes Millon et prévue le 6 mai à l'hôtel Drouot, Paris.
Photo Jo ZHOU.

Article issu de l'édition N°2105