Dans le monde « d’avant » la pandémie, expositions, foires, biennales et mondanités s’enchaînaient à un rythme débridé. Non sans son lot d’aberrations : des allers-retours en avion à l’autre bout du monde, parfois pour ne passer que 48 heures sur place, des essaims de jets privés saturant l’aéroport de Bâle-Mulhouse à l’occasion de la foire Art Basel... En décembre 2019, le site Artnet rapportait que la société de transport Dietl International avait généré 1 000 tonnes de dioxyde de carbone rien qu’en convoyant des œuvres à la foire Art Basel Miami Beach. Au moment même où, comble de l’ironie, la foire organisait une table ronde sur l’empreinte carbone du monde de l’art...
C’était avant que le Covid-19 ne sonne la fin de la partie. Si les confinements ont réduit les émissions de gaz à effet de serre, le basculement numérique n’est pas sans impact sur la planète. Plus une activité digitale fait appel à une quantité importante de données, plus elle coûte cher en énergie. « Le digital a un impact sur le climat, les ressources, sans compter ses dimensions sociales, mais il peut être limité si l’on applique des règles de Green IT sur le choix des logiciels ou des serveurs », précise Alice Audouin, fondatrice de l’association Art of Change 21. Rares sont encore les professionnels à franchir le pas. Peut-être parce que, comme le souligne l’art advisor Lisa Schiff citée par Artnet, « même les collectionneurs les plus engagés dans le changement climatique ne pensent pas à ces questions lorsqu’ils achètent de l’art ».
Vers la décroissance ?
À l’exception notable de Galeristes, qui réutilise la même scénographie signée Dominique Perrault à chaque édition, les salons peinent à basculer vers des systèmes standardisés, modulables et réutilisables, plus vertueux, mais aussi plus coûteux d’environ 15 % par rapport aux cimaises traditionnelles. Quant au coup de frein généralisé, il suscite plus d’angoisse que d’espoirs dans un monde plus vert. « Certes, une décélération est bienvenue, mais c’est comme la décroissance, personne n’en veut, ni n’aime l’idée d’aller moins vite », admet Alice Audouin. Pour porter la bonne parole, elle peaufine un guide pratique à destination du monde de l’art, corédigé avec Fanny Legros, ex-directrice de la galerie Poggi. Pour cette dernière, qui vient de créer l’agence de conseil @Karbone, « il serait important d’utiliser la seconde main dès que possible, mettre en place un calculateur de CO2 pour se rendre compte de l’impact des transports, emballages, production, caisseries... »
Favoriser l’économie circulaire, tel est le pari de Plinth, une plateforme web que Fanny Legros a imaginée et où seraient proposés des objets ou matériaux dont les musées, galeries et autres structures n’auraient plus l’utilité. « Cela permet de désencombrer les réserves sans pour autant jeter, et bien évidemment à l’inverse, de trouver via la plateforme les dons d’autres établissements pour éviter l’achat de neuf et les coûts écologiques et financiers qui en découlent », précise Fanny Legros.
Réemploi et mutualisation
L’idée fait son chemin chez certains galeristes. Dans une tribune publiée le 27 janvier sur Artnet, le galeriste belge Laurent Mercier (Maruani Mercier) détaillait les mesures prises depuis trois ans lui permettant de réduire de 36 % son empreinte carbone entre 2018 et 2019, alors que le chiffre d'affaires de la galerie avait parallèlement augmenté de 26 %. Pour Chantal Crousel, la prise de conscience écologique passe d’abord par des petits gestes quotidiens : « Les filtres à eau pour toute consommation ont remplacé les bouteilles en plastique, on a réduit au strict nécessaire les impressions papier, limité voire supprimé les cartons d’invitation remplacés par des envois e-mail. » Son confrère Jérôme Poggi l’admet, ses actions « sont encore vraiment embryonnaires et très modestes ». C’est lors de sa participation à Art Basel Miami Beach voilà trois ans que le galeriste parisien a pris conscience de l’étendue du gaspillage – « des bennes remplies en à peine quelques heures de tout ce qui avait été monté de façon aussi éphémère ». Une vision le hante encore, celles des plantes vertes décorant son secteur, trimballées au bout des bras des grues, sanglées, tête à l’envers pour être remisées. « Ce qui est tout aussi choquant au quotidien dans nos galeries pour chaque démontage d’exposition, chaque déballage ou emballage d’œuvres, c’est l’affreux papier bulle », ajoute-t-il. Aussi l’un de ses tout premiers actes « écologiques » fut-il de réfléchir à la limitation possible de l’emballage plastique. « Nous essayons depuis d’utiliser au maximum des textiles qu’on peut réeemployer pour emballer les œuvres pour les transports que nous faisons nous-mêmes, détaille-t-il. Nous avons acheté des couvertures de déménagement recyclées, et pour livrer les œuvres aux collectionneurs à Paris, des feutrines que nous récupérons ensuite pour les réemployer. Pour ces emballages, qui sont par ailleurs très élégants, nous substituons le scotch par du papier sablé velcro, lui aussi réemployé. » Plus récemment, la galerie a noué un partenariat avec Fleurs d’ici, spécialisée dans les fleurs de saison produites localement, pour les compositions florales de Kapwani Kiwanga exposées dans le cadre du Prix Marcel Duchamp au Centre Pompidou. Au point d’avoir vu naître des chenilles, « au grand dam des conservateurs du musée », sourit Jérôme Poggi.
Pour passer au cran supérieur et contrôler son impact environnemental, « on a besoin d’un ingénieur, soit carbone soit en analyse de cycle de vie », observe Alice Audouin. Or, précise-t-elle, « ce genre de profil parle plutôt BTP. Mais, chance, entre l’art et le BTP, il y a un paquet de points communs – parpaings, bois, ciment, transport – on peut avancer ! » Et d’ajouter : « La première chose à faire si on veut un secteur de l’art plus écologique, c’est de travailler avec les meilleurs ingénieurs et de les mutualiser pour créer des données et un outil accessible à tous. » Pour que les choses avancent, Fanny Legros estime qu'« il faut aussi l’adhésion et la prise de position des grands acteurs et décisionnaires comme les ministères de l’Écologie et de la Culture, la DGCA, le CNAP, le Comité professionnel des galeries d’art, etc. » À bon entendeur...