L’arrivée de l’épidémie aux portes de l’Europe ne pouvait tomber au pire moment pour le marché de l’art. Alors que débutait l’effervescence printanière des salons et ventes prestigieuses, le confinement annulait les foires, stoppait la circulation des personnes, fermait les musées et galeries, suspendait les transactions... Paradoxalement, les musées dressent un bilan plutôt positif de leurs acquisitions. Vaisseau amiral, le Louvre enregistre même une année plus riche qu’en 2019 (19,7 millions d’euros d’acquisitions contre 16 millions l’année précédente). Sa fermeture la moitié de l’année et la suspension pendant trois mois de ses commissions d’acquisition n’auront pas freiné ses enrichissements : un ensemble de 14 pastels de Jean-Honoré Fragonard acquis de gré à gré, un bronze La Tireuse d’épine de Ponce Jacquiot préempté pour 1,46 million d'euros lors de la vente Beaussant Lefèvre le 9 juin, à Drouot, deux semaines après avoir remporté le Portrait de Mazarin par Simon Vouet chez Christie’s à Paris pour 165 000 euros. « L’année est loin d’être négligeable en matière d’acquisitions comme on aurait pu s’y attendre, se réjouit, encore étonnée, Anne Vincent, directrice du service des acquisitions du Louvre. L’annulation des salons a eu l’effet de nous concentrer sur des œuvres plus importantes et moins nous disperser. Nous nous sommes portés acquéreurs de 65 œuvres cette année, contre 114 en 2019. »
Les musées territoriaux ne sont pas en reste. À Perpignan, le musée Hyacinthe Rigaud s’est offert le portrait présumé de Madame de la Jonchère, le 25 octobre dernier, pour la somme de 100 000 euros. En novembre, le musée de Pont-Aven s’est enrichi de deux zincographies de Paul Gauguin grâce au soutien renouvelé de sa société d’Amis et un budget maintenu par la communauté d’agglomération. Tandis qu’à Clermont-Ferrand, le musée d’art Roger-Quilliot s’est démarqué avec un buste de Clémentel par Auguste Rodin. Comme le prouvent ces quelques exemples, c’est le dynamisme du second semestre qui a permis de rattraper le retard accumulé plus tôt dans l’année, d’ordinaire très rythmé de ventes. « Le confinement n’est pas la seule raison, tempère Diana Gay, conseillère pour les musées de la DRAC Centre-Val de Loire dont le nombre de dossiers d’acquisition et le niveau de financement sont équivalents à ceux de 2019 grâce entre autres à un soutien fort du mécénat. Les élections municipales retardées ont repoussé d’autant les délibérations pour les dons et les délégations de signature pour les acquisitions des musées en régie municipale [soit plus de 80 % des musées de France, ndlr]. Une autre explication est aussi peut-être à trouver dans la pauvreté du marché en début d’année. On a vu des marchands vendre leur propre collection après l’été pour proposer de belles pièces. » Globalement, les musées déclarent, à l'instar du directeur du musée national d'art moderne Bernard Blistène, qu'il « n'a pas vu le processus d'acquisitions du musée s'interrompre pendant la crise sanitaire ». Et de préciser : « Les commissions ont eu lieu et les crédits ont été préservés, dations et donations ont continué. »
La prudence étant mère de sûreté, les œuvres d’exception n’ont cependant pas envahi le marché en début d’année. « Nous avons davantage acquis cette année auprès de collectionneurs ou de marchands. Les ventes aux enchères n’ont que peu présenté d’objets ou d’œuvres pouvant nous intéresser », témoigne Cécile Dupré, directrice des musées de Clermont Auvergne Métropole. Le constat est le même au musée des Beaux-Arts de Lyon, habitué aux acquisitions importantes, qui ne s’est rien offert cette année non faute de budget, mais d’opportunités. « Le marché a proposé plus de choses intéressantes à mon sens dans le domaine contemporain que patrimonial », explique Sophie Makariou, à la tête du musée Guimet.
Les amis de musées peu actifs
La directrice du MAC Lyon Isabelle Bertolotti l'affirme, en 2019 la fondation Cercle 21 avait contribué à l'acquisition de nombreuses pièces. « Cette année, le mécénat fut très compliqué, regrette-t-elle. Nous n'avons eu aucune acquisition en lien avec notre cercle de mécènes en 2020. » Même chose à Rennes, où les Amis du musée des Beaux-Arts font état d'une « année pas très épatante et ne voient pas 2021 commencer très gaiement non plus ». L'impossibilité de se retrouver, de rencontrer des artistes dans leurs ateliers et l'obligation de tout faire par échange d'emails ou voie postale, a contraint ces associations de mécènes à lever le pied. « Le musée des Beaux-Arts de Rennes n'a pas été mis à mal du point de vue des acquisitions, nous avons pu bénéficier de notre budget annuel et avons reçu nos subventions de la DRAC, mais la Société des Amis du musée, habituellement très active, a souffert de sa léthargie imposée », détaille le directeur de l'institution Jean-Roch Bouiller.
Dans l'incapacité de maintenir son annuel Dîner des Amis du Centre Pompidou en raison de la propagation rapide du Covid-19, la Société des Amis du Centre Pompidou a quant à elle « décidé de consacrer l'entièreté du budget du dîner à l'acquisition d'une quinzaine d'œuvres de la scène contemporaine en France, parmi lesquelles des pièces d'Anne Le Trotter ou Mathieu Kleyebe Abonnenc, explique Bernard Blistène. Elles sont actuellement exposées mais le musée étant toujours fermé, difficile pour nous de montrer nos nouvelles acquisitions au public ! ». Avant leur acquisition par les Amis du Centre Pompidou, ces œuvres faisaient partie d'une sélection proposée par l'équipe du musée à l'association : « Habituellement nous proposons aux Amis d'acheter trois à quatre œuvres pour le musée. Avec le budget du dîner, nous avons pu en suggérer davantage. Le seul impératif était qu'aucune ne dépasse les 30 000 euros », poursuit Bernard Blistène.
« Les services publics ont fait preuve de résilience, en basculant leurs procédures sur tous les dispositifs possibles, en particulier la tenue en distanciel des commissions », explique Laetitia de Monico, adjointe au directeur des affaires culturelles de la région Centre-Val de Loire. Pareil au CNAP où les commissions d'acquisitions se sont tenues malgré les confinements successifs. L’adaptation des services publics est sur ce point à souligner. Dès le mois de mai, le Conseil des ventes et le ministère de la Culture ont adapté les procédures au basculement du marché vers le numérique. Jusque-là exercée uniquement à la tombée du marteau en présence physique, la préemption a été étendue aux ventes online avec la mise à disposition pour les musées, préalablement à la vente, d’une ligne téléphonique dédiée (ou une adresse mail) afin de préempter le lot directement et sans délai. Une clause suspensive de 15 jours pour examen de l’objet conditionne également l’achat définitif. « Même si nous avions déjà adapté nos procédures en ligne ces dernières années, cela complique beaucoup les choses, explique Anne Vincent au Louvre. Il faut par exemple faire circuler les contrats de vente à distance pour les différentes signatures requises, comme nous le faisons actuellement pour le règlement de l’Appolon Cytharède [acquis pour 6,7 millions d’euros, dont une partie à été réunie grâce à la campagne Tous Mécènes, ndlr]. Le ministère de la Culture a été très réactif pour lever certains freins même s’il reste encore la question des modalités de paiement en ligne, compliquées pour les agents comptables publics. Le ministère a donné des autorisations mais dans des montants encore trop limités. Les choses se mettent en place peu à peu. »
Des musées et institutions militants ?
Si les procédures ont été adaptées pour les ventes en ligne, d’autres musées ont volontairement boudé les enchères pour soutenir leurs galeries de prédilection que la période a rendues particulièrement vulnérables. « Le confinement a asphyxié une partie du marché et de nos partenaires habituels, déplore Sophie Makariou. Certes, la situation était idéale pour profiter d’une capacité de négociation plus importante. Je préfère considérer que l’argent public doit être réinjecté dans des circuits économiques et soutenir un biotope de marchands. Nous avons donc fait le choix d’acheter le plus possible en galeries, sur le marché français au maximum – à l’exception d’une série d’estampes de Hiroshi Yoshida acquise à Londres, d’autres dans une galerie américaine – et de ne pas négocier avec les plus fragiles, ou pour des jeunes artistes. Notre responsabilité est fondamentale car si nous musées seront là dans 50 ans, il y a nombre de restaurateurs, socleurs, galeristes qui font faillite. »
Implantée rue Chapon depuis 2013, la galeriste Maïa Muller a, quant à elle, tenu à remercier les institutions qui ont soutenu la galerie en acquérant des artistes qu'elle représente : elle a envoyé une newsletter rappelant qui a acheté quoi en 2020. « La plupart de ces acquisitions, notamment celles faites par le Frac Nouvelle-Aquitaine MECA et le Frac Alsace, étaient déjà enclenchées avant le premier confinement, en mars. Malgré la crise, les Frac sont restés fidèles au poste, ont répondu à l'appel et maintenu leurs engagements », détaille la galeriste. Et pour cause, dans l'ensemble, les Fonds régionaux d'art contemporain semblent avoir œuvré au maximum pour soutenir les artistes et galeristes : certains ont d'ailleurs augmenté leurs crédits d'acquisitions grâce à des fonds exceptionnels investis par les régions, à des partenaires sur le territoire ou encore en puisant dans leurs ressources propres (redéploiement des crédits issus du budget 2020, frais de fonctionnement ou recettes de billetterie...). Ainsi, grâce au soutien de la Région Provence-Alpes-Côte d'Azur, le Frac PACA a bénéficié d'un fonds exceptionnel d'acquisition de 150 000 euros qui lui a permis d'acheter des œuvres de 32 artistes tels que Marie Chéné, Hélène Bertin ou Hugo Schiavi. La secrétaire générale de Platform, Julie Binet, affirme par ailleurs que les « Frac ont vite réagi à la crise et se sont mobilisés avec leurs moyens pour soutenir les personnes précaires du milieu de l'art ». De son côté, le galeriste Georges-Philippe Vallois reconnait « les efforts réalisés par le CNAP » pour soutenir artistes et galeries pendant la première vague. « Au début du premier confinement, nous avons mis en place une commission d'acquisition exceptionnelle avec un budget d'1,2 million d'euros, détaille le directeur du pôle création du CNAP, Marc Vaudey. Toutes les galeries qui avaient été contraintes d'annuler une exposition pouvaient participer en faisant deux propositions d'acquisition concernant des œuvres qui auraient dû être exposées ne dépassant pas chacune 25 000 euros. » En tout, le CNAP a acquis auprès de 75 galeries 83 nouvelles œuvres à l'issue de cette commission exceptionnelle, de Carolyn Carlson à Jeanne Susplugas ou Ivan Argote... « Cette commission nous a permis d'élargir notre spectre et d'acheter des œuvres d'artistes que nous ne connaissions pas forcément à des galeries qui nous étaient parfois inconnues », poursuit Marc Vaudey.
Les jeunes artistes et galeries moins favorisés
Pourtant les résultats de cette commission ont fait réagir dans le milieu de l'art contemporain, certains arguant que les quelques galeries et artistes sélectionnés n'étaient pas toujours ceux qui étaient le plus dans le besoin. Maïa Muller affirme que ses artistes les plus jeunes ont été un peu moins acquis par les institutions au cours de l'année 2020 : « Comme les collectionneurs privés, pendant cette période, les institutions se sont davantage tournées vers les travaux qu'elles connaissaient déjà. Cependant, les institutions et les collectionneurs privés ont tout de même fait l'acquisition de jeunes artistes comme Gretel Weyer, Camille Fischer et Yesmine Ben Khelil. » Idem du côté des jeunes galeries ayant moins de trois ans, représentant presque exclusivement la scène émergente et n'ayant pas encore de vraies relations avec les institutions : « J'ai fait un dossier comme tout le monde pour le fonds d'acquisitions spécialement mis en place, explique une galeriste. Mais je n'ai pas eu de retours. Je ne me suis pas particulièrement sentie soutenue par les institutions pendant cette période. » Georges-Philippe Vallois a conscience de cet écart : « Les très jeunes galeries ne sont pas toujours identifiées par les institutions, il faudrait qu'elles fassent remonter leurs difficultés au comité des galeries d'art. » Avec un budget d'acquisitions de 100 000 euros en 2020, le MAC Lyon n'a pas pu se porter acquéreur d'un grand nombre de pièces. « Nous avons acheté sept œuvres et reçu 12 dons, explique Isabelle Bertolotti. Nous achetons généralement des pièces en lien avec la biennale en cours et notre programmation d'exposition. Cette année, nous avons tenu à soutenir les artistes, notamment Christian Lhopital. » Au-delà des acquisitions soutiens, le MAC Lyon a transformé son café en atelier d'artistes : sept peuvent actuellement y travailler tous les jours.
Spécialiste des écoles françaises des XVIIIe et XIXe siècles, le galeriste Alexis Bordes déplore quant à lui « des institutions moins actives en Europe et complètement à l’arrêt aux États-Unis. Je ne les reverrai pas avant 2022 au mieux. En France, beaucoup ont acheté en vente en fin d’année. Mon espoir se place dans les collectionneurs que j’ai vu revenir après avoir disparu suite aux grèves et aux manifestations des gilets jaunes. Ils vont permettre de garder un marché dynamique pour faire revenir les musées, d’autant qu’ils n’achètent pas comme un investissement pour se faire plaisir ».
Optimiste dans l’âme, Sophie Kervran, conservatrice du musée de Pont-Aven, esquisse des avantages à cette période difficile. « Avec la fermeture, nous avons eu plus le temps de suivre l’actualité des ventes, et été plus réactifs quand d’habitude nous sommes pris dans le maelström du quotidien. » Et Cécile Dupré à Clermont-Ferrand d'ajouter : « La situation sanitaire nous a aussi sans doute avantagés avec des enchères finales plutôt basses. » Georges-Philippe Vallois fait le même constat : « Prisonniers dans nos galeries, nous avons pu nous consacrer encore plus à nos dossiers, travailler la manière dont nous nous adressons aux institutionnels et concentrer notre énergie sur la défense de nos artistes. »
Des perspectives inquiètes pour 2021
Toutefois, l’incroyable résilience des politiques d’acquisition des musées et de leurs mécènes en 2020 ne doit pas cacher un futur plus qu’incertain. Adossés sur les recettes de billetterie en berne, les budgets d’acquisition devraient faire grise mine pour les prochains mois. Et rien ne prédit que le mécénat viendra à la rescousse, aussi la recherche d’autres formes d’engagement se fait déjà ressentir. « On constate un infléchissement du mécénat qui privilégie des projets à fort contenu sociétal, impact environnemental… À nous de nous adapter », estime Sophie Makariou. « Les missions et l’accompagnement des amis de musées a continué à fonctionner cette année, assure René Faure, nouveau président de la Fédération française des sociétés d’amis de musées. Sans compter les actes de mécénat volontaires, près de la moitié de nos associations ont été sollicitées par les musées pour des acquisitions et restaurations. Mais les perspectives pour 2021 sont problématiques. Si les musées restent fermés, le renouvellement des adhésions qui se fait en début d’année sera touché de plein fouet. Par voie de conséquence, cela rime avec une perte d’influence et, en corollaire, une réduction de leur force de frappe financière. » Les dons ont aussi été moins nombreux que d'habitude. Malgré tout, Le Louvre projette l’acquisition d’un trésor national, une paire de tableaux de Jean-Honoré Fragonard, Le Jeu de la palette et La Bascule, pour 4,5 millions d’euros, repérés par hasard dans un château normand par Tajan en 2016.