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Marché

Un besoin de transparence dans le marché de l'art

Un besoin de transparence dans le marché de l'art
Francis Bacon, Study for Portrait of John Edwards, 1986, huile, pastel et peinture aérosol sur toile, 198 x 147,5 cm.
© Sotheby's/ADAGP Paris 2020.

L’un des événements les plus étranges de ces derniers temps a été la mise en vente par Sotheby's, dans le cadre d'enchères scellées, de la Grande Femme I (1960) de Giacometti. Le prix de cette sculpture filiforme de 2,70 mètres de haut a été annoncé à 90 millions de dollars, et les acheteurs potentiels devaient soumettre leur offre avant la date limite du 27 octobre. Le résultat ? Nous l’ignorons. Nous savons seulement que l'œuvre a été vendue, sans garantie, mais à quel prix exactement ? Qui était l'acheteur... ? Aucune idée. Pourquoi un tel secret ? Et, en annonçant la vente d'un lot rare à un prix très élevé mais sans révéler le résultat final, la maison Sotheby's veut-elle avoir le beurre et l'argent du beurre ? Aurait-elle été plus disposée à livrer des informations si l’œuvre avait atteint un montant considérable ? Là encore, nous ne savons rien, et toute l'affaire pose le problème de l'opacité du marché de l'art. Un problème que, par certains aspects, la pandémie n'a fait qu'exacerber et d’un autre côté, a aidé à clarifier.

Pour en revenir au Giacometti, l’œuvre aurait été consignée par le financier Ron Perelman – propriétaire, entre autres, de la société Revlon Cosmetics –, qui s'est débarrassé soudainement d'une partie de ses 3 milliards de dollars d’actifs en œuvres d’art, ainsi que d'autres biens, comme son jet privé. Si l’homme est encore milliardaire, sa fortune a fondu : en deux ans, elle est passée de 19 à 4,2 milliards de dollars, et ses entreprises semblent être surendettées. Presque toutes les œuvres qu'il a vendues – dont un Miró à 28,7 millions de dollars, un Richter à 50 millions, un Jasper Johns à 70 millions ou encore d'un Matisse à 8,3 millions – étaient garanties par des tiers, et la plupart n'ont fait l'objet que d'estimations basses. Ron Perelman n'a pas commenté les ventes, mais, selon Bloomberg, il avait besoin de liquidités pour rembourser un prêt de Citigroup. Revlon, en particulier, a une dette de 3 milliards de dollars et est impliquée dans divers procès virulents. Pourquoi Perelman a-t-il choisi l'offre scellée pour le Giacometti ? Les termes du contrat sont confidentiels, mais il se peut que le collectionneur, en accord avec Sotheby's, n’ait pas voulu risquer une vente ouverte à un prix aussi élevé pendant la crise actuelle. À moins que le Giacometti n’ait servi de garantie pour un prêt ? Le prêteur voulait-il être sûr de la vente ? 

Des œuvres qui disparaissent

Toutes ces questions demeurent, on le voit, un secret bien gardé, et nous amènent aux conséquences de la pandémie sur la transparence des ventes. Avant la crise, pour les œuvres de grande valeur, la plupart des enchères se déroulaient au vu et au su de tout le monde. Lorsque le marteau tombait, le public connaissait le prix d’adjudication. C'est ce que les maisons de vente mettaient fièrement en avant pour vanter la transparence de leurs procédures, par opposition au monde parfois opaque des marchands d'art. 

Aujourd'hui, si une œuvre est retirée de la vente – comme ce fut le cas pour un Bacon de Perelman en juin –, elle continue de figurer dans le catalogue, comme témoignage de son existence et de son estimation. En revanche, si les transactions se font presque exclusivement en ligne, les œuvres peuvent disparaître sans laisser de traces : aujourd’hui, vous chercheriez en vain sur le site de Sotheby's le Portrait of John Edward (1986) de Bacon, estimé entre 15 et 23 millions de dollars. Ou si l'œuvre a été « ravalée », comme Peinture acrylique blanche sur tissu rayé blanc et rouge de Daniel Buren, dans la vente « Paris Avant-garde » d’octobre chez Christie's, elle disparaît, là encore, des résultats de la vente. Certains éléments anecdotiques laissent penser qu'en opérant uniquement en ligne, les maisons de vente aux enchères peuvent plus facilement manipuler les choses ; un marchand m'a confié avoir remporté un lot, sur lequel un client a surenchéri après coup. Dans une vente publique, la chose eut été impossible (après réclamation, le marchand a finalement obtenu son lot, au prix qu’il avait payé).

Contrer l'image négative du marché

Le problème est rendu plus complexe par l'achat – et la privatisation – de Sotheby's par Patrick Drahi. Jusqu’ici, les dépôts obligatoires devant la Commission boursière donnaient des détails sur le chiffre d'affaires et les bénéfices de sociétés cotées en bourse comme Sotheby's, y compris sur le niveau des garanties. Christie's est déjà une entreprise privée, bien sûr. Aujourd'hui, tout ce que nous savons sur les deux plus grandes maisons de vente aux enchères du monde, c'est leur chiffre d'affaires, mais guère plus. 

Néanmoins, la pandémie et la mise en ligne massive du commerce de l'art a eu quelques effets positifs. Chez les marchands d’art, les prix ont gagné en transparence : les salles de visionnage en ligne des grandes foires d'art ont presque toutes donné des prix, ou du moins une fourchette. C'est une bonne chose, selon de nombreux sites en ligne comme Artsy, qui affirment que l'affichage du prix est un puissant moyen de conclure des ventes. Selon l'économiste Clare McAndrew, qui a remis un rapport à mi-année pour Art Basel/UBS 2020, l'écrasante majorité des clients fortunés mentionnés dans le rapport sont satisfaits de voir les prix en ligne. « Parmi les collectionneurs interrogés, écrit-elle, la plupart (81 %) jugent important, voire indispensable, de voir un prix affiché lorsqu'ils consultent les œuvres proposées à la vente ; 16 % trouvent cela utile mais ont plaisir à prendre contact avec la galerie pour connaître les prix. Seuls 3 % estiment que ce n'est pas important (et 1 % préférerait que le prix ne soit pas affiché). »

La transparence des prix présente des avantages évidents : elle permet d'attirer de nouveaux collectionneurs sur le marché et de contrer la perception négative selon laquelle les vendeurs peuvent manipuler les prix et les fixer « à la tête du client ». En fin de compte, une plus grande transparence est bonne à la fois pour les ventes et pour l’image du commerce d’art. Il sera intéressant de voir dans quelle mesure, après la crise du Covid-19, le marché retombera dans ses vieilles habitudes du secret.

Dr. Clare McAndrew.
Dr. Clare McAndrew.
© Art Basel.
Alberto Giacometti, Grande Femme I, 1960, bronze, h. 268 cm, édition 2/6.
Alberto Giacometti, Grande Femme I, 1960, bronze, h. 268 cm, édition 2/6.
© Sotheby's/Fondation Giacometti/ADAGP Paris 2020.
Ronald Perelman en 2010.
Ronald Perelman en 2010.
© John Barrett/Alamy Stock Photo.
Joan Miró, Peinture (Femme au chapeau rouge), 1927, huile sur toile, 130 x 97,2 cm.
Joan Miró, Peinture (Femme au chapeau rouge), 1927, huile sur toile, 130 x 97,2 cm.
© Sotheby's/ADAGP Paris 2020.
Patrick Drahi.
Patrick Drahi.
© Sotheby's.
Daniel Buren, Peinture acrylique blanche sur tissu rayé blanc et rouge, avril 1970, peinture acrylique blanche sur toile de coton tissé à rayures blanches et rouges, alternées et verticales de 8,7 cm de large chacune, 182 x 132 cm.
Daniel Buren, Peinture acrylique blanche sur tissu rayé blanc et rouge, avril 1970, peinture acrylique blanche sur toile de coton tissé à rayures blanches et rouges, alternées et verticales de 8,7 cm de large chacune, 182 x 132 cm.
© Daniel Buren/ADAGP Paris 2020.

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