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La statuaire publique : revoir l'invisible 

La statuaire publique : revoir l'invisible 
Manifestante sur le Monument à la République (1883) de Léopold Morice, à Paris, lors d'un rassemblement contre le racisme le 9 juin 2020.
© François Mori/AP/SIPA.

Alors qu’elles font partie des rares œuvres d’art visibles actuellement (hors écrans), les statues situées dans l’espace public font l’objet de nombreux débats politiques et sociétaux. Tour d’horizon.

En juin dernier, place Vauban à Paris, des militants et militantes anti-racistes drapaient une statue représentant le maréchal Joseph Gallieni, militaire et administrateur colonial de la fin du XIXe siècle, d’un large tissu noir. Symbolique, l’action était accompagnée de l’inscription d’une phrase sur le socle du monument, « Déboulonnons le récit officiel », et fut largement relayée sur les réseaux sociaux. Interrogée par l'artiste Seumboy Vrainom, créateur de la chaîne YouTube Histoires Crépues, l’historienne Françoise Vergès expliquait alors dans une vidéo que la « question du déboulonnage des statues n’a rien à voir avec l’effacement de l’histoire. Au contraire, c’est une justice du récit historique qui est pour l’instant essentiellement celui de l’hégémonie blanche ». Lors de l’action, on entendait également des personnes scander « Dans un musée ! » au sujet de l’édifice commémoratif. Loin de faire l’unanimité auprès des historiens et historiennes, cette action et les autres, nombreuses, autour des statues publiques a le mérite de poser plusieurs questions : que dit la statuaire publique française du récit de l’histoire ? L’art dans l’espace public est-il un art neutre ? Le retrait de statues est-il une revendication nouvelle ?

Selon l’historien Maurice Agulhon, l’apogée de la statuomanie se situe, en France, entre 1870 et 1914. Dans La statuomanie et l’histoire, en 1978, il recense la mise en place pendant cette période à Paris de 150 statues « représentant des personnages célèbres, contre 25 de 1815 à 1870 ». Il le dit également, ces « grands Hommes » sont généralement tous… des hommes. Depuis la fin du XIXe siècle, l’espace public continue d’être régulièrement agrémenté de monuments et statues, malgré un ralentissement pendant la Première Guerre mondiale et une phase de destruction sous le régime de Vichy. « Le terme de commande publique recouvre une réalité complexe pour le XIXe siècle, précise l’historienne de l’art Claire Garcia. À côté de commandes de l'État et des villes, des comités privés étaient créés pour honorer la mémoire d’un grand homme, puis il fallait obtenir un décret d’hommage public pour sceller l’installation du monument. La ville n’entre dans ce dernier cas que pour valider le projet et lui trouver un emplacement dans l'espace public. » 

Jeanne d'Arc, exception dans son genre

L’accélération de l’installation de statues publiques est flagrante sous la IIIe République. « Il y a plusieurs conjonctures à cela, détaille Claire Garcia. À Paris, notamment, les changements urbains liés à l’haussmannisation, l’agrandissement des avenues, la création de places et de parcs favorisent l’aménagement de sculptures. De plus, les gouvernants comprennent la valeur pédagogique que peuvent avoir ces œuvres d’art. » Et vont tenter d’utiliser en leur faveur ce panthéon à ciel ouvert. Pourtant, selon l’historien d’art Georges Poisson, durant la période de statuomanie, l’État n’est l’instigateur direct que d’un seul monument public : la statue de Jeanne d’Arc commandée à Emmanuel Frémiet et inaugurée en 1874 place des Pyramides à Paris. Sans en avoir l’initiative directe, l’État subventionnera un grand nombre d’autres projets de statuaire publique représentant Jeanne d’Arc. Dans un article paru en 2001 dans Sociétés et représentations, la chercheuse Christel Sniter décrit Jeanne d’Arc comme « le symbole de la patrie et du patriotisme (...) une figure unificatrice utile dans le cadre de la construction de la nation après la défaite de 1870 et la perte de l’Alsace et de la Moselle ». Elle est si fédératrice que l’on constate « une sorte d’émulation entre les pouvoirs publics : l’État érige sa première statue, place des Pyramides ; la Ville de Paris inaugure la sienne boulevard Saint-Marcel en 1891 ; l’État surenchérit et en érige une troisième place Saint-Augustin, en 1900, avec l’accord de la Ville ». Or, si la figure de Jeanne d’Arc est très présente dans l’espace public, elle reste une exception dans son genre : « Le corpus des statues de femmes célèbres érigées à Paris de 1870 à nos jours se caractérise par une grande hétérogénéité, détaille Christel Sniter dans un article de 2008 sur « La gloire des femmes célèbres ». Sur les 38 cas recensés, seules 21 statues furent effectivement érigées. Plusieurs types majeurs peuvent cependant être dégagés qui ne sauraient prétendre à l’exhaustivité : Jeanne d’Arc la guerrière dressée, Edith Cavell l’héroïne martyre exceptionnelle, les femmes de lettres et artistes assagies et Dalida, la starisation de la célébrité. »

Décommémorer ?

Même s’il n’en a pas la charge directe, l’État a donc rapidement compris que l’espace public pouvait être le support d’une pédagogie, d’un message. Le lieu de la diffusion de symboles. Pourtant, au tournant du XXe siècle, on observe « un essoufflement du phénomène d’installation, analyse Claire Garcia. Il y a une forme de rejet général : ce type d’art est dénigré à la fois par le public et les artistes qui le jugent trop académique ». On reproche à ces sculptures leur « manque d’originalité, de créativité, poursuit la chercheuse. Elles sont alors de moins en moins regardées », et perdent en puissance symbolique. Ainsi, au-delà de l’intérêt esthétique de ces œuvres, le sens du décor que nous traversons tous les jours ne s’est-il pas perdu ? 

Si les œuvres qui ornent l’espace public sont les conséquences de décisions, privées ou non, leur retrait aussi. Aujourd’hui, la destruction ou le déboulonnage de statues choquent certains historiens et historiennes qui y voient une forme d’effacement de l’Histoire. C'est notamment le cas de Mona Ozouf ou Michel Winock, tous les deux signataires d'une tribune publiée le 24 juin dans Le Monde. Ils y déclaraient que déboulonner une statue, c'est faire preuve d'« anachronisme. Ce péché contre l’intelligence du passé consiste, à partir de nos certitudes du présent, à plaquer sur les personnages d’autrefois un jugement rétrospectif d’autant plus péremptoire qu’il est irresponsable ». Cependant, pour la chercheuse en histoire de l’art Christelle Lozère, « le déboulonnage appartient à l’histoire de l’art. Il faut que nous l’acceptions, cela fait partie de l’écriture de l’histoire ». 

Cela n’est donc pas neuf et l’espace public français s’est transformé au rythme des diverses métamorphoses politiques. D’ailleurs, si les figures qui y sont représentées manquent aujourd’hui de diversité, c’est en partie en raison du retrait ou de la destruction de certaines de ces œuvres : sous le régime de Vichy, la loi du 11 octobre 1941 prévoyait « l’enlèvement des statues et monuments métalliques en vue de la refonte ». Seuls les monuments qui « présentaient un intérêt artistique ou historique devaient être gardés » et de nombreuses œuvres ont été fondues (les métaux étant acheminés vers l’Allemagne), dont la sculpture représentant le général Thomas Alexandre Dumas, père de l’écrivain Alexandre Dumas et premier général d’origine antillaise, détruite en 1942. Érigée en 1913, cette œuvre d’Alphonse-Emmanuel Moncel est aujourd’hui visible sur la base de données À Nos Grand Hommes, qui recense tous les monuments connus de l’espace public. Dans le podcast Paroles d’histoire, la sociologue au CNRS Sarah Gensburger emploie le terme de « décommémoration » pour parler du retrait de ces œuvres et en évoque plusieurs, à travers le monde. Dès les années 1960, la RDA a, elle aussi, enclenché un processus de décommémoration tout comme des pays anciennement colonisés, dont le Congo, qui dès les années 1970 a effacé le passé colonial de son espace public. Ainsi, pour des raisons idéologiques très diverses, le mouvement d’enlèvement de la statuaire publique est loin d’être une nouveauté. On pourrait même parler d’un héritage qui expliquerait certains manques, mais aussi la présence de certaines figures aujourd’hui contestées. 

Traces visibles et invisibles

Au-delà du retrait ou du « déboulonnage » qu’on a pu observer notamment aux États-Unis, l’action sur et autour de ces œuvres d’art publiques est récurrente. Du graphe à la décapitation, les citoyens et citoyennes interviennent régulièrement dans l’espace public pour revendiquer, dénoncer, soutenir, dire. Au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, nombreux furent celles et ceux qui se réunirent place de la République à Paris et ornèrent le Monument à la République (1883) de Léopold Morice de dessins, mots et fleurs. Ce mémorial spontané à la mémoire des 130 victimes des attaques terroristes est resté fardé de ses « Même pas peur » et autres nombreuses paroles de soutien pendant quelques mois, le temps du deuil, avant d’être nettoyé. « Il y a beaucoup de sculptures dans l’espace public et certaines sont souvent sujettes à des graphes, explique la restauratrice spécialisée dans la sculpture Anaïs Lechat. Dans certains cas elles sont nettoyées, dans d'autres non. Il appartient à la collectivité et à la DRAC de faire les choix de restauration. »

Ainsi, à Marseille, une statue de Joseph Chinard représentant la Paix est régulièrement nettoyée tandis qu’à quelques encablures, un monument équestre n’est que rarement lavé des inscriptions qu’il porte. En plus des interventions humaines, la statuaire publique est soumise à de nombreux autres risques : « Les intempéries provoquent des phénomènes d’érosion et des micro-organismes peuvent venir se déposer sur la sculpture. De plus, si les variations de température sont fortes, cela peut provoquer des fissures ou des fractures », raconte Anaïs Lechat, qui explique que les restaurateurs et restauratrices ne sont pas décisionnaires de ces restaurations. Elle désapprouve par ailleurs les personnes qui s’essaient au nettoyage d’une sculpture sans pour autant avoir été formées à la discipline. « Soigner ce que l’on considère comme étant un mal infligé à une sculpture n’est pas à la portée de tous et toutes, insiste la jeune femme. Ceux qui n'ont pas de formation risquent de les dégrader davantage. » Ou de faire disparaitre « des témoignages d’histoire de l’œuvre que l'on voudrait garder et documenter ». Par ailleurs, si elles abîment les œuvres, ces inscriptions rendent parfois de nouveau visibles ces statues, souvent ignorées par les promeneurs. La directrice de la Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage Dominique Taffin abonde : « Un monument est une trace matérielle visible mais également assez discrète. On assiste aujourd’hui à un regain d’attention publique autour de ces œuvres grâce aux mililtants et militantes qui veulent que l’histoire coloniale française soit elle aussi présente dans l’espace public et surtout expliquée. » 

Une place au musée ?

« Mon sentiment est partagé, confie l’historienne de l’art Christelle Lozère. Détruire des monuments publics est quelque chose que je ne conçois pas, d’autant que ces œuvres témoignent du passé et construisent les mémoires. Mais je comprends que ces atteintes aux statues soient des symboles forts, et que la société s’interroge et retravaille les symboles. » La chercheuse martiniquaise évoque des cas récents d’atteinte à la statuaire publique : celui de la statue de Joséphine de Beauharnais, place de la Savane à Fort-de-France, qui a été décapitée, mais aussi deux sculptures de Victor Schoelcher, qui a fait adopter le décret sur l’abolition de l’esclavage en 1848 tout en défendant la colonialisation. L’une, édifiée en 1906-1907, était très mal entretenue et « disparaissait dans la plus grande indifférence », selon Christelle Lozère. L’autre, datée des années 1960, était l'œuvre de la sculptrice Marie-Thérèse Julien Lung-Fou (1909-1981). « Elle était engagée et fut la première femme sculptrice de la Martinique. Son histoire n’était pas connue de celles et ceux qui ont détruit l’œuvre… C’est très dommage car nous avons perdu une belle pièce d’une artiste du patrimoine martiniquais », déplore la chercheuse. Pour elle, ces atteintes à la statuaire publique témoignent « du contexte de crise sociale et politique actuel ». Elle développe : « En Martinique, nous avons le sentiment de ne pas être écoutés, nos plaies sont encore ouvertes et l’héritage colonial encore présent. Ces déboulonnages sont le reflet du sentiment d’abandon de l’État français qu'éprouvent les Martiniquais, le reflet de la paupérisation de la société. »

Dominique Taffin observe de son côté « des jeunes qui revendiquent une justice sociale, une lutte contre le racisme, contre le sexisme... Il y a une attente de la jeunesse qui souhaite un changement de société ». Pour ce faire, ne lui faut-il pas connaitre sa propre histoire ? L’histoire de l’esclavage et de la colonisation est pourtant peu enseignée en France et les lacunes existent chez « les décideurs et les acteurs politiques français », explique Dominique Taffin pour qui commenter et contextualiser ces œuvres décriées est la clé. Et d’ajouter : « Il est important qu’il y ait une politique de cet espace mémoriel en lien avec la formation des jeunes citoyens, important de faire découvrir ce qui, du bâti en France, est en lien avec l’esclavage. Le paysage français est façonné par ce lien. » Il est important de montrer que le racisme, le sexisme et de nombreuses formes de discriminations sont encore inscrites physiquement dans l’espace public. Certains chercheurs et militants souhaitent que cette contextualisation se fasse au sein des musées : ces œuvres mériteraient qu’on les explique, qu’on les replace dans une histoire. Pour Christelle Lozère, « les symboles que représentent certaines statues ne correspondent plus à notre société actuelle ». Quels symboles veut-on aujourd’hui ? Quels types de héros ou héroïnes ont aujourd’hui leur place dans l’espace public ? Des Thomas Dumas et des Mary Wollstonecraft ? À Londres, la sculpture représentant la philosophe féministe du XVIIIe siècle a cependant reçu un accueil mitigé. La sculptrice Maggi Hambling a, en effet, décidé de modeler l’autrice de la Justification des droits de la femme (1792) dénuée de vêtements, qui « l’auraient restreinte », a-t-elle déclaré. Ainsi, qu’on en ajoute, qu’on en retire, qu’on écrive dessus ou les drape dans du tissu, les statues publiques font vivre et évoluer l’espace public au gré de l’histoire et l’actualisent pas à pas. 

Statue du maréchal Joseph Gallieni, à Paris, recouverte d'un drap noir par des militants anti-racistes le 18 juin 2020.
Statue du maréchal Joseph Gallieni, à Paris, recouverte d'un drap noir par des militants anti-racistes le 18 juin 2020.
© Thibault Camus/AP/SIPA.
Emmanuel Frémiet, Le Monument à Jeanne d'Arc, statue équestre en bronze dorée inaugurée en 1874 place des Pyramides, Paris.
Emmanuel Frémiet, Le Monument à Jeanne d'Arc, statue équestre en bronze dorée inaugurée en 1874 place des Pyramides, Paris.
© Chabe01.
Christelle Lozère.
Christelle Lozère.
Courtesy Christelle Lozère.
Le Monument à la République à Paris, un mois après les attentats du 13 novembre 2015.
Le Monument à la République à Paris, un mois après les attentats du 13 novembre 2015.
© Jorbasa Fotografie.
Le buste de Dalida par Alain Aslan, inauguré en 1997 et situé place Dalida, Paris.
Le buste de Dalida par Alain Aslan, inauguré en 1997 et situé place Dalida, Paris.
© strelitzia---.
Dominique Taffin.
Dominique Taffin.
© FME/Louise Allavoine.
La statue de l'impératrice Joséphine, à Fort-de-France (Martinique), a été décapitée en 1991, puis détruite en 2020 par des activistes.
La statue de l'impératrice Joséphine, à Fort-de-France (Martinique), a été décapitée en 1991, puis détruite en 2020 par des activistes.
© Patrice78500.
Fiche descriptive du Monument au général Thomas Alexandre Dumas sur le site anosgrandshommes.musee-orsay.fr.
Fiche descriptive du Monument au général Thomas Alexandre Dumas sur le site anosgrandshommes.musee-orsay.fr.
© A nos grands hommes
Anaïs Lechat.
Anaïs Lechat.
© Anaïs Lechat.

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