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Les galeries peuvent-elles se passer des foires ?

Les galeries peuvent-elles se passer des foires ?
Vue de la foire Art Paris 2019.
© Art Paris

Pendant les six mois de sevrage imposés par l’épidémie de Covid-19, le monde de l’art s’est passé des foires. Jusqu’à croire ce modèle obsolète. Malgré la quête d’alternatives, rien pour l’heure ne remplace ces forums.

« Enfin on respire ! », lâche un collectionneur dans les allées d’Art Paris, la première foire à se tenir jusqu’à dimanche, « en vrai de vrai », au Grand Palais. Lâchée sous un masque chirurgical, l’exclamation fait sourire. Elle en dit long toutefois sur le besoin de retrouvailles du monde de l’art, qu’importe si elles se passent d’accolades. 

Depuis six mois, les galeries ont fait sans les salons où elles engrangeaient en moyenne 46 % de leur activité – mais y consacraient aussi 29 % de leurs frais. Passé l’effet de sidération, certains marchands y ont vu une opportunité : revenir à une échelle 1 plus humaine, au porte-à-porte, au one-to-one personnalisé. Objectif numéro 1 de 79 % des marchands en 2019, la participation aux foires n’est plus qu’au huitième rang de leurs priorités pour les deux années à venir, à croire le rapport Art Basel/UBS paru le 9 septembre. Une petite musique a d’ailleurs commencé à monter : et si le Covid-19 permettait enfin de se défaire de l’addiction aux salons, coupables d’avoir lassé les collectionneurs, encouragé la spéculation et alourdi nos bilans carbone ? « Nous avons providentiellement deux ans devant nous pour inventer et expérimenter de nouvelles formes d’investissement durable, de "doux commerce" comme dirait Montesquieu, et infléchir la folle logique capitaliste », veut croire le galeriste Jérôme Poggi.

Et puis, à quoi bon une foire in real life quand le monde de l’art semble avoir basculé dans le virtuel ? « Lorsque le monde reviendra à la normale, cette transformation numérique des foires d’art pourrait bientôt devenir la nouvelle norme car il est de moins en moins pertinent ou nécessaire de se rendre dans des foires internationales », avance le dernier rapport sur le marché de l’art en ligne d’Hiscox.

Accélérateur de rencontre

Quoique provisoirement emportées par le chaos des reports, les foires n’ont pourtant pas dit leur dernier mot. D’après le rapport Art Basel/UBS, 70 % des collectionneurs disent préférer se rendre dans une galerie ou un salon plutôt que naviguer sur une plateforme virtuelle. « Ça reste le lieu unique de rencontres des différents acteurs de la scène artistique, insiste la galeriste Nathalie Obadia, exposante d’Art Paris. Dans une foire, il y a cette excitation de se retrouver ensemble, une saine émulation. » « Sans les foires, les galeries petites ou de taille moyenne n’auraient pas la possibilité de se faire connaître, c’est l’endroit où l’on peut commencer à ensemencer », ajoute le puissant marchand Emmanuel Perrotin, qui participe pour la première fois à Art Paris. La jeune Pauline Pavec, qui présente sur le salon des dessins de Jacques Prévert, abonde : « C’est un espace de vie intense, convivial et excitant. » « Un accélérateur de rencontre », ajoute son confrère Pierre-Yves Caër.

Six mois après, c’est aussi l’heure des comptes : les galeries ont perdu 36 % de leur chiffre d’affaires au premier semestre, d’après le rapport Art Basel/UBS. « En galerie, il ne se passe rien », soupire Véronique Smagghe. Pour elle, la participation aux foires est d’autant plus capitale qu’elle y réalise 70 % de son chiffre d’affaires. Hier comme aujourd’hui, il faut avoir les stocks et la notoriété de la galerie Malingue ou de Louis Carré & Cie pour biffer les foires. « Je tiendrais difficilement plus d'un an et demi sans salon, car il faut renouveler ses collectionneurs », admet Georges-Philippe Vallois, dont l’activité ne repose qu’à 15 % sur les foires. 

Moins de foires, plus d'économies

Cette belle unanimité ne gomme pas pour autant des questions de fond, y compris pour Stéphane Corréard. « Le problème des foires c’est qu’elles ne permettent aucune fidélisation de la clientèle, regrette le fondateur de Galeristes, qui se tient en octobre prochain au Carreau du Temple. Les gens disent "J’ai acheté à la Fiac", mais ils oublient le nom de la galerie. » Et les salons coûtent cher, très cher. En 2018, l’ancien galeriste new-yorkais José Freire avait mis les pieds dans le plat en dénonçant le bien-fondé d’un système où les artistes étaient pressés de produire à jet continu pour, finalement, de maigres résultats en termes de ventes. Le signal adressé à ses confrères était clair : derrière le Graal des foires, c’est l’enfer des dettes. De fait, l’absence de foire au premier semestre s’est révélée providentielle pour soulager les trésoreries sous tension. Vincent Sator a ainsi économisé une bonne partie des 60 000 euros d’investissement que représentaient les trois foires du printemps auxquelles il devait participer.

Laure Roynette avait décidé bien avant le Covid-19 de se passer de salons. « Je pourrais bien sûr faire des foires pour ma notoriété, mais cela amputerait les moyens financiers de ma galerie et finalement sa pérennité », observe la galeriste qui préfère ménager sa monture. Et d’ajouter : « Un  salon c’est un investissement minimum de 20 000 à 30 000 euros. Est-ce qu’à mon niveau je peux rentabiliser en quatre jours une telle dépense ? Et la renouveler plusieurs fois par an ? Non. » Son confrère Jérôme Poggi le confirme : « Une foire, c’est neuf jours de déplacement hors de soi, à tout-va, un filet à la mer pour draguer les fonds assez aveuglément et sans détail. » Pour Vincent Sator, il ne faut pas tant renoncer aux foires que mieux « les cibler », développer « des objectifs stratégiques précis et de ne présenter que des projets forts et engagés ». Arbitrer, plutôt qu’abjurer.

Laure Roynette
Laure Roynette
© wojazer.
Jérôme Poggi, 2017.
Jérôme Poggi, 2017.


© Georges Tony Stoll / Courtesy Galerie Poggi.

Vincent Sator
Vincent Sator
© Maxime Dufour.
Vue du salon "Galeristes", 2019.
Vue du salon "Galeristes", 2019.
© P_HOTO-ARCH/IVE / ADAGP Paris 2020.
Pauline Pavec au salon "Galeristes", 2019.
Pauline Pavec au salon "Galeristes", 2019.
© P_HOTO-ARCH/IVE / ADAGP Paris 2020.
Georges-Philippe Vallois.
Georges-Philippe Vallois.
© Olivier Marty.

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