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Sainte-Sophie et Saint-Sauveur-in-Chora converties en mosquées, ou le sacrifice de la culture 

Sainte-Sophie et Saint-Sauveur-in-Chora converties en mosquées, ou le sacrifice de la culture 
Des visiteurs à l'intérieur de Sainte Sophie, Istanbul.
© Killian Cogan.

En cette après-midi d’été, une foule fébrile se rue dans l’enceinte de la basilique Sainte-Sophie. « Dieu merci, elle est redevenue une mosquée ! », lance une dame à son jeune fils, muni d’un drapeau turc. Un mois après la transformation de l’édifice en lieu de culte, l’engouement de certains fidèles ne tarit pas. Construite au VIe siècle par l’empereur Justinien, l’église de la « sagesse divine » a été convertie en mosquée pour la première fois après la conquête ottomane de Constantinople en 1453, avant d’être consacrée en musée en 1934, selon le souhait du président Mustafa Kemal Atatürk. Mais si sa récente « reconquête » fait office de symbole politique, il en est difficilement de même pour Saint-Sauveur-in-Chora – une petite église située aux confins de la vieille ville. Autre chef-d’œuvre de l’art byzantin, celle-ci est pourtant vouée au même sort, a-t-on appris par un décret présidentiel la semaine dernière. Érigée au IVe siècle et agrémentée au XIVe, Chora était devenue une mosquée en 1511, jusqu’à son affectation en musée en 1948. Puisque l’islam proscrit les représentations figuratives, ses fresques, d’une extrême finesse, se devront d’être recouvertes – comme l’ont été celles de Sainte-Sophie le mois dernier. 

Zeynep Ahunbay, 74 ans, conservatrice d’envergure, en est atterrée. « À l’intérieur de Chora, chaque mètre carré est recouvert de mosaïques. Comment voulez-vous tout cacher ? J’ignore comment ils vont procéder, mais il est très probable que cela engendra des dégâts », affirme-t-elle. La conservatrice a notamment contribué à la restauration des murailles de la ville ainsi qu’à celle du monastère de Pantocrator, ou Zeyrek Camii. Aussi est-elle membre du comité scientifique chargé de la préservation de Sainte-Sophie et de Saint-Sauveur-in-Chora, toutes deux inscrites au patrimoine mondial de l’UNESCO. « Ces conversions ont été si soudaines ! Nous n’avons même pas été consultés avant la prise de décision », déplore-t-elle. Fondé en 1993 sous l’égide de l’UNESCO, ce comité veille à garder ces merveilles architecturales des risques sismiques qui menacent Istanbul et à sauvegarder leur splendeur. D’ailleurs, avant ces conversions à la chaîne, le comité supervisait la restauration de certaines façades plâtrées à l’intérieur de Sainte-Sophie. Mais puisque l’édifice a été transféré à la présidence des affaires religieuses, la Diyanet, l’aboutissement des travaux et le rôle du comité – qui dépend du ministère de la Culture – sont plongés dans l’incertitude. « J’étais sur le point de démissionner de mon poste. D’autres membres du comité m’en ont dissuadée », confie Zeynep Ahunbay. 

Le tourisme au secours du patrimoine

Selon Barıș Altan, architecte rattaché au centre GABAM pour les études byzantines de l’université Koç, au-delà du « revanchisme » dont elles témoignent, les conversions de Sainte-Sophie et surtout de Saint-Sauveur-in-Chora nuiront au tourisme. On ne saurait l’oublier, celles-ci ont un précédent : il y a quelques années seulement, les autorités turques ont transformé deux églises byzantines en mosquées – toutes portant le nom « Sainte-Sophie » – dans les villes d’Iznik et Trabzon. Toutefois, malgré le nouveau statut de Sainte-Sophie de Trabzon, décrété en 2013, ses fresques n’ont pas été dissimulées intégralement. L’édifice a été séparé en deux parties, l’une ouverte aux prières musulmanes, où les icônes de Jésus-Christ et de la Vierge Marie sont partiellement recouvertes par des stores amovibles, et une autre, qui laisse les fresques apparentes. « Après qu’ils aient recouvert les mosaïques, les touristes ont cessé de venir et cela n’a pas plu aux locaux. Les autorités ont dû se résigner à les rendre visibles. Je pense qu’il en sera de même pour Chora », argue Barıș Altan. 

Car si le gouvernement turc a une priorité lorsqu’il s’agit du patrimoine, c’est bien le tourisme. Ottoman, seldjoukide, byzantin, grec ou arménien, quand il ne sert pas aux ambitions politiques, le patrimoine doit se plier aux exigences d’Instagram et faire affluer les visites. À peine une semaine après la conversion de Sainte-Sophie, le ministère de la Culture n’a-t-il pas consacré la réouverture du monastère orthodoxe de Soumela sur les berges de la mer Noire, après vingt ans de travaux ? « Il s’agit le plus souvent de reconstructions, et non de restaurations. L’approche qui domine est celle du gain financier, par le tourisme ou le secteur de la construction, plutôt que la préservation et le respect de l’Histoire », prévient Barıș Altan. Pour Laki Vingas, membre fondateur de l’Assocation pour la protection du patrimoine culturel (KMKD), avec les conversions en mosquées de Sainte-Sophie et de Chora, « la culture a été sacrifiée sur l’autel de la politique ». Quand bien même, force est de constater que la sensibilité des Turcs envers leur patrimoine est plus marquée qu’autrefois. « Les choses évoluent dans le bon sens. À l’issue de rénovations scandaleuses, les réactions sont fortes. D’ici dix ans, je suis certain que la plupart des gens en Turquie regretteront ce qu’il se passe aujourd’hui », ose-t-il espérer. D’ici là, le Christ Pantocrator de Sainte-Sophie sera bardé d’un drap. 

Killian Cogan.
Killian Cogan.
Courtesy Killian Cogan.
Sainte Sophie, Istanbul.
Sainte Sophie, Istanbul.
© Waldo Miguez.
Le Christ pantocrator de la mosaïque de la déisis à Sainte-Sophie, Istanbul.
Le Christ pantocrator de la mosaïque de la déisis à Sainte-Sophie, Istanbul.
© Günther Simmermacher.
Des visiteurs à l'intérieur de Saint-Sauveur-in-Chora, Istanbul.
Des visiteurs à l'intérieur de Saint-Sauveur-in-Chora, Istanbul.
© Killian Cogan.
Les rideaux utilisés à Hagia Sophia, Trabzon, pour cacher les fresques bibliques.
Les rideaux utilisés à Hagia Sophia, Trabzon, pour cacher les fresques bibliques.
© Armando Franca / AP / SIPA.
Hagia Sophia, Trabzon.
Hagia Sophia, Trabzon.
© Alaexis / CC-BY-SA 3.0.
L'ancien monastère du Christ Pantocrator, devenue la mosquée Zeyrek, Istanbul.
L'ancien monastère du Christ Pantocrator, devenue la mosquée Zeyrek, Istanbul.




© Sharon Nathan / CC-BY-SA 4.0.

Article issu de l'édition N°2001