La Vénétie compte à ce jour près de 2000 morts du coronavirus, mais a mieux résisté que les régions voisines de la péninsule. Le 17 mai dernier cependant, alors que l’Italie sortait tout juste d’un confinement très strict, la Biennale de Venise annonçait le report de son édition 2020, consacrée à l’architecture, à 2021. Par conséquent, la Biennale d’art contemporain, qui devait avoir lieu en 2021, aura lieu en 2022, et pour une durée plus longue qu’à l’accoutumée (du 23 avril au 27 novembre). La commissaire générale de l’exposition internationale reste l’Italienne Cecilia Alemani. Son projet sera-t-il modifié par la crise ? Interrogée par ARTNews, elle déclarait récemment : « On doit essayer d'absorber l'anxiété du moment, mais pas de manière illustrative. On ne sait pas à quoi le monde va ressembler dans deux ans et à quoi les artistes s’intéresseront. Les crises bouleversent la production artistique, et si c’est le cas, je veux capturer cela. »
Qu’en est-il des artistes choisi.e.s pour les pavillons nationaux ? Pour Latifa Echakhch, sélectionnée pour le Pavillon suisse, cette décision est « très équitable car les équipes d’architecture étaient déjà prêtes à l’installation quand les décisions pour contrer la pandémie ont eu lieu. L’ambition de leurs projets mérite que l’on laisse du temps passer afin de pouvoir les installer et les visiter dans de meilleures conditions qu’actuellement ». Zineb Sedira, artiste choisie pour représenter la France, se dit elle aussi soulagée de ce délai. Depuis Londres, où elle vit et où le virus circule encore rapidement, elle nous confie : « J’étais très inquiète. J’ai débuté en février les recherches pour mon projet, qui ont dû être presque immédiatement stoppées. J’ai donc très peu avancé sur le concept. » Pour l’artiste franco-algérienne, dont le travail explore notamment les relations entre l’Europe et l’Afrique, chaque œuvre nécessite recherches, mais aussi voyages. Si elle reste discrète sur le contenu de son projet, encore sujet à variations mais dont l’orientation n’a pas été modifiée par l’épidémie et la crise, Zineb Sedira indique qu’elle avait prévu d’aller consulter des archives en France, Italie et Algérie, où elle espère pouvoir aller à l’automne. Trois chercheuses, dans chaque pays, sont mises à contribution. « En attendant, je commande des livres sur Internet et je regarde des films sur le sujet, sourit-elle. Mais j’ai besoin d’être présente physiquement dans les archives, de les voir de mes yeux, de toucher les documents. » L’atelier, avoue-t-elle, ne lui a pas manqué, à elle qui produit essentiellement films et photographies. Et elle n’a pas souhaité mettre en ligne des contenus, ni regarder ceux des autres, submergée par « l’overdose ».
Pour Latifa Echakhch, le travail était déjà bien entamé, l’artiste franco-marocaine ayant commencé à réfléchir en amont de sa sélection par le comité suisse : « L’intention du projet, le storyboard, la maquette provisoire sont prêts depuis novembre. Nous étions, et sommes toujours, dans un stade de recherches intense sur les notions que l’on aborde dans la construction du pavillon. Ce sont des sujets complexes et essentiels et ce report d’une année nous permettra d’aller plus loin, de planifier avec confort la publication, de commander des textes plus pointus. » Elle évoque également la « très belle synergie » avec le curateur Francesco Stocchi et le percussionniste Alexandre Babel, qui mènent avec elle les recherches autour du projet.
Changement de perspective
Le report permet également d’espérer le maintien du mécénat, dont les démarches ont été interrompues. Si Zineb Sedira sait qu’elle peut compter sur le soutien de son galeriste Kamel Mennour, elle note également que celui de l’Institut français ne bougera pas. Latifa Echakhch ne se dit pas inquiète : « Si la situation se durcit pour tous, dans tous les domaines, et nous mène à une réduction budgétaire, il serait très mal venu de ne pas s’adapter. Nous ne vivons pas hors du monde. » Elle note avec justesse : « Je me rappelle du pavillon allemand de Hans Haacke, c’était d’une économie radicale, d’une charge émotionnelle et politique énorme, et cela avec très peu de moyens. La puissance de l’art suffit. »
Comme des millions de travailleurs et travailleuses dans le monde, les artistes et commissaires ont continué à travailler par écrans interposés, en visioconférences, par mail ou chat. Visites du pavillon vénitien, repérages, consultation des divers corps de métiers (régie, artisanat, scénographie…) doivent attendre. L’isolation, en revanche, a permis la réflexion, concède Zineb Sedira : « J’ai mené une introspection sur ma pratique, sur qui je veux être, mon statut. » Latifa Echakhch apprécie également de marquer un temps d’arrêt : « C’est une grande chance, dans ce contexte terrible, d’avoir le temps d’assimiler les bouleversements qui se sont et vont encore se produire. Nous, les artistes, sommes les observateurs émotionnels de ce monde et des monstres d’empathie. Nous avons besoin de temps aussi pour répondre justement à ce que l’on attend de l’art, et aller plus loin que la violence de la fragilité humaine ». Une pause salvatrice dans un monde de l’art qui tournait il y a encore quelques mois à une cadence infernale ? « Comme beaucoup d’artistes, j’étais dans une course. J’ai appris à éliminer les recherches non essentielles, me concentrer sur la réalisation, afin que ce rythme n’entrave pas la précision que j’ambitionne. J’avais oublié à quel point le temps n’est pas un risque de voir le projet se déliter. Bien au contraire, le projet se densifie : plus le temps passe, plus je comprends ce qui nous a amenés à l’imaginer. Il résiste et prend de plus en plus de sens. »
Ce report, et plus généralement la crise actuelle, vont-ils modifier le rapport des artistes à la création ? « J’ai intimement “re-signé” mon engagement dans l’art, livre Latifa Echakhch. Je manque toujours de démissionner, par idéalisme, par rage et par empathie avec la dureté du monde autour de moi. Et pour les mêmes raisons, je me réengage à chaque fois avec encore plus de conviction. C’est mon moteur, pour moi être artiste n’est pas un métier, c’est un rôle social, et si l’on se fragilise, mieux vaut servir le monde autrement, en s’engageant pour des causes plus concrètes. » Le milieu de l’art, en effet, n’est pas le centre du monde… Invitée du Pavillon autrichien en duo avec Ashley Hans Scheirl, Jakob Lena Knebl rappelle que le parcours des artistes peut être sinueux, et qu’un changement de perspective est indispensable, à l’heure où les inégalités sont plus criantes que jamais : « J'ai travaillé dix ans comme aide à domicile pour personnes âgées avant de me lancer dans l'art. J'ai étudié la sculpture textuelle avec Heimo Zobernig et le design de mode avec Raf Simons. Mon approche est donc différente. Je crée un système qui me permet d'opérer dans différents contextes. L'art n'est que l'un d'entre eux ».