C’était en 2000, autant dire il y a une éternité. Dix dirigeants d'établissements financiers et commerciaux comparaissaient devant le tribunal pour « complicité de banqueroute par des moyens ruineux ». Sur la sellette, la SDBO et sa filiale Occipar, la compagnie financière Edmond de Rothschild, la banque Pallas-Stern et la Banque générale du commerce. À leurs côtés, le galeriste Jacques Melki, dont la société, Segame, placée en redressement judiciaire en septembre 1993, avait accumulé 200 millions de francs d'emprunts et de découverts bancaires. L’affaire est devenue un cas d’école, le symbole des errements des banques qui ont favorisé dans les années 1980 cavalerie et spéculation avant, pour certaines, de faire faillite.
Depuis, leur priorité a été de s’assurer des capacités de remboursement des emprunteurs et, de fait, elles ont été réticentes à prêter au monde de l’art. Mais les voici désormais sommées de tendre la manne aux galeries pour soulager leurs trésoreries. Le gouvernement a ainsi lancé le fameux Prêt garanti par l’État, qui ne peut dépasser trois mois de chiffre d’affaires – ou de marge brute en cas d’activité de courtage – et fait l’objet d’un différé de remboursement d’un an, au terme duquel la galerie a le choix entre l’amortir immédiatement ou sur une période allant jusqu’à cinq ans, sachant que plus la durée du remboursement est longue, plus le coût sera important.
Mais, comme l’observe la galeriste Magda Danysz, « les banques jouent le jeu à reculons, en conseillant de répartir la demande de prêts auprès de plusieurs banques et d’étaler les demandes ». Sans doute parce qu’elles font face à un risque financier : le PGE n’est garanti qu’à 90 % par l’État. Les 10% restant pèsent sur la banque en cas de défaillance de l'entreprise. À cela s’ajoute la crainte d’un arrêt trop long de l’économie qui, précise l’économiste Nathalie Moureau, transformerait « les crédits accordés aux entreprises en créances irrécouvrables, et à ce moment-là on tombe sur un risque de crise financière ».
Entre nécessité et précaution
Les enseignes accusant des impayés et/ou des arriérés de paiement de l’impôt sur les sociétés, de la TVA, de l’URSSAF ou des loyers, accèderont toutefois difficilement à ce dispositif. Ainsi, une jeune galerie qui préfère rester anonyme avoue avoir été retoquée trois fois dans sa demande de PGE. « Que faire quand, hors les charges fixes, salaires, loyer, électricité, j’ai les prochaines expositions à la galerie, donc des frais de production promis aux artistes, d’encadrement, de catalogue, mais aussi des frais pour une publication monographique pour un de mes artistes, et aussi une coproduction avec un centre d’art ? » Sans doute se rapprocher de l’IFCIC (Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles), qui soit joue le rôle de garant auprès des banques, soit peut prêter directement aux galeries.
Sur les 300 acteurs du marché de l’art clients de la banque Neuflize OBC, un tiers a déjà demandé des prêts entre 200 000 et 300 000 euros. « Certains ont des besoins urgents de trésorerie, d’autres préparent les six mois à venir », indique Stéphane Mathelin Moreau, directeur-senior advisor au sein de la banque, qui précise que « tous les grands comptes n’y ont pas fait appel mais ils ont jusqu’à la fin de l’année pour le demander ». Le PGE, en revanche, ne peut être affecté à l’achat d’œuvres d’art. « Or, mon métier consiste aussi à soutenir le marché de mes artistes, acheter aux enchères les pièces historiques des Nouveaux Réalistes », regrette le galeriste Georges-Philippe Vallois.
Avant de se résoudre à solliciter un emprunt, la galeriste Marion Papillon a surveillé sa trésorerie comme le lait sur le feu, guettant l’arrivée – en décalé – des aides de l’État et les avances sur des achats effectués par le CNAP et quelques FRAC avant le confinement. « Ce n’est pas une décision à prendre à la légère, indique-t-elle, mais il faut provisionner les dépenses et l’été est un moment en règle générale compliqué. » Le galeriste Michel Rein a attendu le vendredi précédant le déconfinement pour envoyer sa demande de prêt de 200 000 euros. « On a fait un plan de trésorerie précis », indique-t-il, évaluant sa baisse de chiffre d’affaires à 50 % en 2020. Pour 2021, il espère contenir les pertes à - 30 % par rapport à 2019. « Mais en 2022, on espère revenir à un chiffre d’affaires supérieur de 10-15 % par rapport à 2019 », rajoute-t-il. Sur quoi fonde-t-il ces projections ? « Sur 30 ans d’expérience, sur ce que je sais de mes clients et de mes artistes », répond-il. Daniel Templon compte aussi demander un prêt, moins par besoin immédiat que par précaution, ne sachant à quoi ressemblera la fin de l’année et le début de 2021. Jérôme Poggi va quant à lui emprunter autour de 200 000 euros auprès de son agence BNP Paribas pour payer ses charges, mais aussi engager des travaux de réaménagement de sa galerie. « Il faut faire attention à ne pas avoir les yeux plus gros que le ventre, admet-il, mais c’est le moment d’investir dans notre métier. »