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Dans les musées espagnols, panique et tristesse

Dans les musées espagnols, panique et tristesse
Visite virtuelle de l'exposition « Rembrandt et le portrait à Amsterdam 1590-1670 » au Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid.
© 2020 Thyssen-Bornemisza National Museum.

Lorsque la pandémie a éclaté en Espagne, Arco 2020 venait d'avoir lieu, du 26 février au 1er mars. Eduardo López-Puertas, directeur général d’IFEMA, société organisatrice de l’événement, avait alors affirmé que la foire n’avait pas été annulée parce que « les collectionneurs et galeries asiatiques ne se rendent pas à Madrid ». Près de 100 000 visiteurs ont arpenté les allées de la foire pour y découvrir quelque 209 galeries, fréquenté le centre-ville et emprunté les transports publics... Comme d’habitude, les grands musées ont profité de cette effervescence pour inaugurer leurs meilleures expositions. Le musée Thyssen-Bornemisza a notamment inauguré le 18 février une exposition « Rembrandt et le portrait à Amsterdam », rassemblant une centaine de peintures réalisées entre 1590 et 1670, dont 39 du maître, issues de musées et collections privées du monde entier. La garantie allouée par l’État montait à 437 millions d’euros. Cette manifestation exceptionnelle devait être à l’affiche jusqu’à la fin mai.

Après la première semaine de mars, les contaminations se sont multipliées, jusqu’à ce que le président du gouvernement Pedro Sánchez ordonne l’état d’urgence le 13 mars. Après deux semaines de confinement, et alors qu’elle entame au moins 15 jours supplémentaires, l’Espagne commence à être épuisée face aux mauvaises nouvelles qui surgissent sur tous les fronts. Les pavillons de la foire d’art contemporain sont devenus un hôpital de campagne pouvant accueillir 5 000 malades. Non loin de là, le Palacio del Hielo s’est transformé en morgue, où les corps sont entassés en attendant d’être enterrés ou incinérés. Du côté du monde de l’art, la fermeture des musées et des galeries contribue à cette sensation de découragement et à l’angoisse provoquée par tant de dévastation.

La situation est désolante. L’argent ne rentre pas. Les expositions qui venaient d’être inaugurées ont été clôturées. Les programmations projetées pour les années à venir ont été décalées et seront certainement revues à la baisse. L’idée est de sauver plutôt la saison 2021 que 2020. Les prêts sont placés en quarantaine, comme les habitants, et avant d’évaluer l’étendue des pertes, les responsables des musées n'exigent pas de compensations économiques à l’État.

Des œuvres seules dans les salles

L’année 2020 marque les 30 ans du musée Reina Sofía, mais les célébrations sont mornes. Comme ses confrères espagnols, le directeur du musée, Manuel Borja-Villel, admet qu’il est difficile de quantifier les pertes économiques à ce stade : cela ne pourra se faire qu'une fois le drame terminé. La perte en billetterie est toutefois estimée à 440 000 euros pour le mois de mars. La somme n’inclut pas les bénéfices générés par la vente d’audioguides, la boutique, la cafétéria ou la location de l’espace pour des événements, qui seront probablement annulés jusqu’à la fin de l’été. Le directeur du musée du Prado, Miguel Falomir, fait appel à un esprit constructif pour se confronter à « ce scénario inédit aux conséquences très graves ». Chaque semaine de fermeture, l’institution perd un demi-million d’euros en entrées. Les revenus pour d’autres activités, comme la location de ses salles, ont été réduits à zéro.

Le calendrier d’expositions de l’ensemble des musées a été annulé. Le Reina Sofía accueillait avant la fermeture, imposée par le gouvernement, cinq expositions avec des prêts par des collections étrangères (Mario Merz, Miguel Ángel Campano, Jörg Immendorff, Gómez de Liaño, Ceija Stojka et « Musas Insumisas »). Les œuvres demeurent dans les salles d’exposition, placées sous la supervision des restaurateurs. Les expositions qui devaient être inaugurées en avril, Concha Jerez et Anna-Eva Bergman, ont été reportées à des dates inconnues. Celle qui souffrira le plus sera sans doute « Mondrian et De Stijl », retardée jusqu’à l’automne et dont plusieurs prêts ont été annulés.

Après une année intense, consacrée à son bicentenaire, le musée du Prado avait prévu d’inaugurer, le 31 mars, sa grande exposition de la saison, « Invitadas. Fragmentos sobre mujeres, ideología y artes plásticas en España (1833-1931) ». Le projet, qui mobilisait des fonds du musée, a été décalé. L’affaire est plus compliquée pour les expositions réalisées en collaboration ou en co-production avec des musées internationaux. C’est le cas de « Carracci. La Capilla Herrera », prévue à partir du 16 juin, qui devait voyager en octobre au MNAC de Barcelone, puis au Palazzo Barberini de Rome en février 2021. L’exposition « Pasiones mitológicas », rassemblant pour la première fois depuis le XVIIe siècle les six peintures mythologiques d'inspiration classique, peintes par Titien pour Philippe II, présente également des complexités : la National Gallery de Londres, les National Galleries of Scotland à Édimbourg et le Isabelle Stewart Gardner Museum de Boston devront donner leur accord... 

Temps suspendu

En ce qui concerne les prêts expédiés et réceptionnés, Borja-Villel considère que la générosité sera partagée par toutes les parties impliquées. « Les œuvres qui sont à l’étranger vont demeurer dans les institutions où elles se trouvent, pendant le temps qu’il faudra, indique-t-il. Des demandes sont en train d’être faites à celles dont les expositions s’achèvent pendant l’état d’urgence afin que les assurances soient prolongées. » Le musée Reina Sofía prête en ce moment environ 90 œuvres, dont trois dessins de Picasso empruntés par la Royal Academy de Londres. Le Thyssen prête une centaine d’œuvres d’artistes tels que Van Eyck, Le Bernin, Titien, Raphaël, Greco, Goya, Matisse, Picasso, Cézanne, Dalí, Bacon ou Freud. Du côté du Prado, un Greco est à Chicago, tandis que deux peintures de Raphaël sont au Quirinal à Rome, dans le cadre de l’extraordinaire exposition que consacrait le musée à l’artiste pour le 500e anniversaire de sa mort, qui n’aura été visible que pendant dix jours. Pendant cette période de coupure, les musées sont en train de renforcer le contenu de leurs sites et réseaux sociaux. Le Prado, qui comptait une moyenne de 20 000 utilisateurs quotidiens, aurait atteint les 120 000 visiteurs par jour.

Contrairement à l’Allemagne ou la France, l’Espagne n’a pas encore annoncé de mesures de soutien aux musées et galeries. De manière à la fois généreuse et prudente, Manuel Borja-Villel estime qu’il est préférable d’attendre. Il conclut : « Il faudra évaluer la situation, quantifier l’étendue du déficit et déterminer quelles sont les nécessités les plus urgentes à traiter avec les moyens dont nous disposons, que ce soit par des aides ou des revenus directs. » 

Manuel Borja-Villel.
Manuel Borja-Villel.
© Joaquín Cortés/Román Lore.
Le musée Reina Sofía, Madrid.
Le musée Reina Sofía, Madrid.
© Joaquín Cortés/Román Lore.
Vue de l'exposition « Ceija Stojka. Esto ha pasado  » au musée Reina Sofía, Madrid.
Vue de l'exposition « Ceija Stojka. Esto ha pasado  » au musée Reina Sofía, Madrid.
© Joaquín Cortés/Román Lore/Archives photographiques du musée Reina Sofía, Madrid.
Vue de l'exposition « Muses insoumises. Delphine Seyrig et les collectifs vidéo féministes des années 70-80 en France » au musée Reina Sofía, Madrid.
Vue de l'exposition « Muses insoumises. Delphine Seyrig et les collectifs vidéo féministes des années 70-80 en France » au musée Reina Sofía, Madrid.
© Joaquín Cortés/Román Lore/Archives photographiques du musée Reina Sofía, Madrid.

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