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La scène artistique iranienne face au coronavirus

La scène artistique iranienne face au coronavirus
Le quartier des affaires de Téhéran suite à l'épidémie de Covid-19, le 3 mars 2020.
© MORTEZA NIKOUBAZL/SIPA

Face au refus des autorités iraniennes de prendre des mesures drastiques pour endiguer la progression du coronavirus, la société civile iranienne – et notamment la scène artistique –, a été en première ligne pour faire preuve de civisme. Ainsi, les galeries d'art ont été nombreuses en Iran à fermer volontairement leurs portes, annulant vernissages et expositions afin de protéger la population. Ceci dès l'annonce des premiers décès à cause du virus. En Iran, le bilan officiel est désormais de 2 234 morts et plus de 29 000 malades. Behzad Nejad Ghanbari, qui dirige la galerie Emkan à Téhéran, a annulé, le 25 février, l'exposition qui se tenait depuis dix jours dans son enseigne. « Hasard de l'histoire, l'exposition portait sur Téhéran, cette ville dans laquelle tout est sur le point de s'écrouler, glisse-t-il. Emkan, comme de nombreuses autres galeries d'art dans la capitale, va rester fermée "jusqu'à nouvel ordre". »

Alors que les administrations publiques sont toujours ouvertes en Iran et que très peu de mesures ont été prises pour diminuer les sorties dans la rue, une des seules revues d'art en Iran, Herfeh Honarmand (« Profession artiste » en persan) a, depuis presque un mois, fait passer tout son personnel en télétravail. Leur dernier numéro avant la nouvelle année iranienne, débutée le 20 mars, a aussi été bouclé à distance. Fait inédit en Iran. Le rédacteur en chef de ce mensuel, Iman Afsarian, accompagné de ses collègues, a décidé de mobiliser le monde de l'art pour faire preuve de solidarité envers les plus défavorisés en ces temps du coronavirus. Une campagne en ligne a été lancée pour venir en aide aux ouvriers de restauration des bâtiments historiques dans la ville de Kashan (à 250 kilomètres de Téhéran), qui, suite à une décision de leurs employeurs, sont désormais au chômage à cause du coronavirus. Pendant une semaine, les bénéfices de la vente en ligne des articles de la revue ont été reversés à ces ouvriers, qui, « sans aucune prétention (...) nous ont permis de nous éblouir en arpentant les vestiges de Kashan », peut-on lire sur le site du mensuel. « Nous avons pu collecter 27 millions de tomans (soit 1 500 euros, ndlr). Ce montant peut constituer la prime de fin d'année de quelque 50 ouvriers. C'est un vrai succès auquel on ne s'attendait guère », concède Iman Afsarian.

Introspection

Galeries fermées, membres de la scène artistique iranienne confinés, de leur propre volonté, à la maison... Le moment était parfait, explique l'artiste Ramyar Manouchehrzadeh, pour faire « une introspection » et « se poser des questions fondamentales concernant la création artistique en Iran et son rôle ». L'homme de 40 ans a donc demandé à des dizaines d'artistes et de critiques d'art de lui écrire des textes de 200 mots sur l'art en Iran en ce moment historique. Car, aujourd'hui, le coronavirus n'est que le dernier épisode de plusieurs mois tragiques pour le pays. D'abord, en novembre 2019, l'État iranien a eu recours à une répression inédite face aux manifestants qui protestaient contre la hausse des prix à la pompe. Au moins 304 personnes ont été tuées et pour la première fois, Téhéran a coupé complètement Internet dans tout le pays, au moins pendant une semaine. Deux mois plus tard, en janvier, un avion de ligne appartenant à une compagnie ukrainienne a été abattu dans la banlieue de Téhéran par des missiles iraniens, alors que l'Iran menait des attaques contre les intérêts américains en Irak. Parmi les 176 victimes, une majorité d'Iraniens vivant au Canada. Le choc a été total pour les Iraniens, notamment ceux appartenant à la classe moyenne pour lesquels le refus de Téhéran, pendant trois jours, de reconnaître sa propre responsabilité, était intolérable. À cette indignation s'ajoute aujourd'hui l'aveu tardif des autorités de l'arrivée du Covid-19 dans le pays, parce que, selon de nombreux membres du corps médical, « il ne fallait pas perturber la tenue des législatives le 21 février ».

Ramyar Manouchehrzadeh voit dans les textes qu'il reçoit « l'effet direct » de ces évènements dramatiques, survenus l'un après l'autre en très peu de temps, ce qui les rend encore plus difficiles à digérer. Entre les lignes, ces artistes et critiques se demandent si la création, dans la situation actuelle, a du sens ou de l'importance, ce que veut dire de préserver sa dignité en tant qu'artistes alors qu'en Iran de plus en plus d'acteurs de ce monde semblent avoir fait fortune grâce à leurs liens étroits avec le régime, ou encore comment donner de la voix aux marginaux de la société. « Encore plus intéressant, dans ces textes, je constate la politisation de ceux qui étaient d'habitude très apolitiques », soutient Ramyar Manouchehrzadeh.

Ces derniers mois, des galeries ont aussi fait preuve d'engagement politique, en novembre après la répression, et, en janvier, après le crash, en suspendant leurs expositions pendant quelques jours, en signe de protestation contre le système, ce qui s'est ajouté à leurs difficultés financières. Aujourd'hui, le coronavirus peut prolonger cet arrêt jusqu'à l'automne. Et alors que la classe moyenne iranienne, clientèle habituelle de l'art indépendant et montant, ne cesse de s’appauvrir, le Covid-19 ne fait que noircir le tableau déjà assez sombre. « J'ai de la chance pour le moment, parce que les propriétaires de ma galerie ont décidé de ne pas prendre le loyer de ce dernier mois. Or, autour de moi, nous, galeristes et artistes, c'est-à-dire les plus vulnérables n'ayant pas de couverture de santé, paniquons à cause de l'évolution de la situation, soutient Behzad Nejad Ghanbari. À un moment, du point de vue économique, que le virus soit vaincu ou pas, nous serons obligés de retourner au travail. »

Nooshin Shafiees, photographie de la série « Rickety », présentée dans le cadre de l'exposition « Batten » à la galerie Emkan, Téhéran.
Nooshin Shafiees, photographie de la série « Rickety », présentée dans le cadre de l'exposition « Batten » à la galerie Emkan, Téhéran.
© Nooshin Shafiees.
« Langage et Image », dernier numéro de la publication Herfeh Honarmand.
« Langage et Image », dernier numéro de la publication Herfeh Honarmand.
© Herfeh Honarmand.

Article issu de l'édition N°1917