Un game changer, le coronavirus ? Pour Bruno Le Maire, l’épidémie dont on ne peut plus nier la menace impose de réviser l’idée même de mondialisation. Le ministre de l’Économie pense d’abord aux batteries électriques et, plus largement, à la production industrielle. Mais ce qui vaut pour les Airbus pourrait valoir aussi pour l’art. Une tentation existe : relocaliser la création. À force de voir les mêmes artistes présentés à Madrid, LA, Séoul et Lagos, les mêmes galeries s’installer à New York et Hong Kong, les mêmes musées champignonner à Shanghai et à Abou Dhabi, les mêmes curateurs curater à Sharjah et à Venise, on percevait ces derniers temps l’envie d’autre chose. Une pensée diffuse, qui voudrait qu’on retrouve mieux la spécificité d’une scène, sans le tamis unificateur de la mondialisation qui, tout compte fait, retient prioritairement les œuvres qui obéissent à l’air du temps, celles qui cochent les bonnes cases et rapportent immédiatement, selon des critères forgés par l’Occident.
Cette envie non pas d’ailleurs mais de proximité pourrait trouver un allié dans le cygne noir éclos à Wuhan. Et si, plutôt que de survoler des villes-mondes, en passant plus de temps dans les avions que sur place, nous retrouvions le plaisir de la proximité ? Et si nous cessions de nous croire experts de scènes dont nous ne connaissons que l’écume ? Et si, nous Français, profitions du confinement pour reprendre le chemin de nos galeries, à pied si possible pour alléger l’empreinte carbone ? Et si on s’essayait – un peu – au made in France, ce cri patriotique, auquel se convertissent aujourd’hui les consommateurs pour des raisons éthiques ou pratiques, et qui longtemps semblait réactionnaire dans un monde de l’art réfractaire aux frontières ? Et si enfin on sortait aussi du modèle unique du collectionneur Platinum pour prendre la main des plus jeunes et moins dotés, ceux-là mêmes qui longtemps ont fait aussi vivre les galeries avant qu’elles n’aient toutes des méga-ambitions d’expansion.
Pourtant, la mondialisation de l’art, fût-elle vue à travers son marché, mérite mieux que les anathèmes grincheux des « mécontemporains ». L’exposition au musée Marmottan Monet sur les inspirations italiennes de Cézanne, qui sans jamais franchir les Alpes connaissait son Tintoret sur le bout des doigts, tombe à pic pour rappeler les vertus de la circulation des œuvres. L’uniformisation du goût et des formes est un risque moindre que celui du nombrilisme et de l’ignorance. Profiter de l’épreuve du coronavirus pour repenser le monde de l’art, bien sûr. Rien ne serait pire toutefois que de se soigner du même coup du virus de la curiosité pour l’autre.
Au-delà, faut-il le rappeler, l’art est une économie, c’est-à-dire des emplois aujourd’hui menacés qui méritent un soutien. Parce que les salons, aussi coûteux et perfectibles soient-ils, répondent à un besoin, celui de la mise en contact entre marchands et collectionneurs. On a entendu certains ricaner de la déroute d’Art Basel Hong Kong, et plus généralement de l’affaiblissement de son propriétaire, le groupe MCH. Nul n’est dupe par ailleurs de l’annulation de la foire Art Dubai, qui survient à un moment de fragilité extrême du salon et de repli du marché moyen-oriental dont témoigne l’annulation – bien avant l’épidémie – de la vente rituelle de Christie’s en mars à Dubaï. Mais comme dans le secteur bancaire avec Lehman Brothers, la chute des mastodontes, aussi arrogants fussent-ils, a peu de chance de profiter durablement à des structures moins cupides et à taille humaine... Changer la donne, pourquoi pas. Mais casser le jouet, surtout pas.