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Les marques culturelles, l’enjeu des années 2020 ?

Les marques culturelles, l’enjeu des années 2020 ?
Sacs de la collection Masters réalisée par Jeff Koons pour Louis Vuitton.


© Louis Vuitton Malletier.

Le Louvre, Chambord, le CMN ou l'Élysée ont déposé leurs noms pour en faire des marques. Mais à l’excitation a succédé la réalité financière et juridique d’un terrain déjà occupé par des acteurs expérimentés.

Sur le papier, la France a tôt pris conscience du potentiel immatériel de ses musées. Sans parler des logos déposés dès les années 1980, les statuts de l’établissement public du Louvre prévoyaient l’utilisation d’une marque « Louvre » dès 1992. « Les musées français n’étaient pas intéressés par leur autonomisation, dans les années 2000. Déposer une marque est une chose, l’exploiter une autre, précise l’avocat Xavier Près, chez De Gaulle Fleurance & Associés. En droit des marques, l’antériorité prévaut. Il est donc important d’arriver tôt sur le marché. Mais après cinq ans d’inexploitation, l’établissement perd le droit sur sa marque. Aussi, il convient de réfléchir sur le moyen terme à la manière de se positionner sur le marché ».

Dans le sillage du Louvre-Abu Dhabi, le rapport Levy-Jouyet sur la valorisation du patrimoine immatériel de l’État en 2007 enfonçait le clou. Dix ans plus tard, il porte ses fruits : les marques de musées et monuments décollent. Championne hors-catégorie, la RMN a déposé quelque 30 marques, le Centre Pompidou 16, le Louvre 27 – dont 16 seulement en France –, Fontainebleau quatre…En 2018, le Centre des Monuments Nationaux (CMN) déposait sa marque dans 24 classes, dont les huiles essentielles, les bougies, la bijouterie, les ustensiles de cuisine… L’Arc de Triomphe a été déposé dans 24 classes en septembre dernier, alors que deux sociétés allemandes avaient déjà déposé le nom respectivement en 2010 et 2014 pour de la pâte à tartiner et de l’alcool. « Nous devons protéger ce qui peut l’être pour ne pas que d’autres utilisent le nom ou l’image des monuments dont nous avons la responsabilité et profiter d’un développement commercial », explique Philippe Bélaval, président du CMN, qui ne cache pas la motivation économique de la démarche dans un contexte de recherche accrue de ressources propres. Force est de constater que l’apport des licences de marque (contrat par lequel le titulaire confère à un tiers le droit d’apposer cette marque sur des produits dérivés contre des royalties s'élevant en moyenne à 10 % du prix de vente) est encore très marginal. Les recettes annuelles de 2018 plafonnent à 100 000 euros pour le château de Versailles, près d’un million pour le Louvre – soit 0,9 % de ses ressources propres –, 200 000 pour Orsay… À titre de comparaison, si Chambord ne lève que 70 000 euros, la liqueur Chambord de Brown-Forman, dont le nom a été déposé bien avant que ne le fasse le monument public, engrange quelque 100 millions de dollars de chiffre d’affaires annuel ! « Il n’est pas normal que des multinationales captent les images publiques pour des objectifs de profit qui n’ont rien à voir avec le patrimoine, dénonce Cécilie de Saint-Venant, directrice marque et mécénat du château de Chambord, qui s’est engagé dans un bras de fer judiciaire pour récupérer la jouissance de son nom et son image, déjà déposés par d’autres dans presque toutes les catégories. Quatre-vingt-deux marques utilisent le nom Chambord en France, du cercueil aux huiles de moteurs ! » Si la loi de 2016 relative à la liberté de création a instauré une redevance financière pour l’utilisation commerciale de l’image d’un monument public, le paysage juridique est encore peu contraignant pour les noms. Mais récupérer la jouissance de l’image n’est pas la panacée, comme le révèle Cécilie de Saint-Venant : « Emblématique, la façade de Chambord est très utilisée et finit par cannibaliser le reste. Désormais, une partie des visiteurs s’en contente, sans rentrer dans le château ».

Artketing

Une fois les difficultés juridiques surmontées, l’investissement financier freine encore les moins motivés. Il existe 45 classes de licences selon le secteur des produits dérivés et services que le musée souhaite développer. Le coût de la licence dépend du nombre de classes déposées et de leur territorialité. « Déposer les marques par service (édition ou exposition) induit une multiplication de classes et donc des coûts », prévient Xavier Près. Et la dépense n’est pas anodine. En France, la taxe administrative varie entre 300 et 400 euros par an pour 31 classes, puis 45 euros par classe supplémentaire. Les choses se compliquent quand on traverse les frontières, stratégie pourtant obligatoire pour les plus grands dans un marché culturel désormais mondialisé. Pour une classe européenne, le prix s’élève à 1025 euros pour chaque marque, tandis qu’aux Émirats arabes unis le coût moyen (par classe et non par marque) varie de 1000 à 5000 dollars. 

Or, les institutions ne sont pas armées. « On voit le développement fort ces dernières années de l’"artketing", l’utilisation de l’art par des marques commerciales comme Vuitton, avec Mona Lisa revisitée par Jeff Koons, explique Emmanuel Delbouis, consultant en stratégie de marque au ministère de la Culture. Les institutions culturelles ne doivent pas se sentir gênées aux entournures d’utiliser leur image puisque les marques le font à leur place ! » Démunies, elles se tournent vers des agents de licence privée qui vont développer les produits pour servir la marque, démarcher les sociétés, suivre les contrats, les ventes, les stocks et les reversements. « Ils ont une véritable technicité sur ces questions. Cette optique marketing n’est pas dans notre ADN, ce qui nous pousse à nous tourner vers des instruments du monde économique », confie Philippe Bélaval qui recourt à Ipanema, quand la Ville de Paris fait confiance à Arboresens. Aussi utiles soient ces prestataires privés – alors que la RMN est compétente en tant qu'agent de licence –, cela trahit la logique entrepreneuriale du mouvement, où chacun se lance en ordre dispersé sans accompagnement de la tutelle. La Rue de Valois n’a créé son groupe des marques qu’en 2012. Comme le soulignait la Cour des Comptes l’an dernier, « le ministère n’a pas élaboré à cet effet de doctrine servant de cadre de référence, pas plus qu’il ne s’assure, par un suivi approprié, que l’étendue et le niveau de protection de ces marques soient cohérents avec les risques encourus ». Encore réticents pour des questions éthiques, les musées (et leurs budgets) bénéficieraient pourtant grandement d’une vraie réflexion collective et d’une charte déontologique.

Xavier Près.
Xavier Près.
Courtesy Xavier Près.
Philippe Belaval.
Philippe Belaval.
Photo Benjamin Gavaudo/CMN.
Cécilie de Saint Venant.
Cécilie de Saint Venant.
© Ludovic Letot/Domaine national de Chambord.
Porte clé en bois de cerfs du domaine de Chambord.
Porte clé en bois de cerfs du domaine de Chambord.
© Domaine national de Chambord.
Miel du château de Fontainebleau.
Miel du château de Fontainebleau.
© Emilie Brouchon/château de Fontainebleau.

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Article issu de l'édition N°1892