Des rabots, des navettes, des scies, des peignes, des blouses, des documents de travail… À l’occasion des vœux du Mobilier National, le 14 janvier, une cinquantaine d’employés sont venus déposer aux pieds d'Hervé Lemoine, directeur de l’institution, leurs outils et leur tenue de travail. Au-delà de la contestation de la réforme des retraites, cette opération éclair orchestrée par la CGT visait à manifester contre les récentes évolutions de cette institution quadri-centenaire. Héritier du Garde-Meuble de la Couronne institué par Louis XIV et Colbert, le Mobilier National pourvoit depuis ses origines à l’ameublement des hauts lieux de l’État (ministères, ambassades…). Il assure également la conservation et la restauration de ce mobilier, ce qui en fait un soutien précieux pour le monde des métiers d’art : bronziers, lissiers, ébénistes… Autant de savoir-faire qui auraient probablement disparu sans son existence.
Au total, plus de 130 000 objets, mobiliers et pièces de textile, sont ainsi stockés dans ses réserves. Formellement, le Mobilier National englobe la manufacture des Gobelins, au centre de Paris, la manufacture de Beauvais, la Savonnerie (éclatée entre Paris et Lodève, et qui produit tapis et tapisseries), ainsi que les ateliers de dentelle d’Alençon et du Puy-en-Velay. Depuis 1964, sous l’impulsion d’André Malraux, le Mobilier National dispose d’une tête chercheuse, l’Atelier de Recherche et de Création (ARC), qui fait collaborer des designers et plasticiens français (Philippe Starck, Olivier Mourgue, Pierre Paulin, Andrée Putman…) avec ses artisans pour meubler les ministères de pièces à la pointe de la création française.
Eaux troubles
C’est dans le cadre de l’ARC que Philippe Nigro a développé la collection « Hémicycle ». Le designer collaborant régulièrement avec l’éditeur Ligne Roset, l’idée a jailli de faire se rencontrer ces deux acteurs et de créer une collection commune, qui a été présentée au salon Maison & Objet à Paris, en janvier. Dans un contexte social tendu, cette collaboration a cristallisé les positions des deux courants qui, en interne, se déchirent sur l’évolution de l’institution. D’un côté, la direction souhaite faire fructifier son travail de conservation et de création : « On ne peut plus se contenter de dire que notre patrimoine mobilier se trouve soit dans une réserve soit dans le bureau d’un sous-secrétaire d’État. Il faut combler le manque de visibilité dont nous souffrons. Nous avons trop longtemps cultivé une discrétion qui confinait au secret, estime Hervé Lemoine, qui a fait ouvrir pour la première fois les réserves au public lors des dernières Journées du Patrimoine. Pour autant, notre mission est celle d’un service public : la rentabilité ne doit pas être notre seul objectif. Néanmoins, nous ne pouvons pas grandir hors sol, en ignorant les réalités économiques. Il faut trouver une voie médiane pour porter la création et l’innovation dans le domaine des métiers d’art et du design. » Parmi les autres projets d’ouverture, Hervé Lemoine évoque une exposition dans le cadre de la prochaine FIAC de tapisseries signées Alechinsky, Vasarely ou Sheila Hicks et réalisées à la Savonnerie et, l'an dernier, un défilé homme Hermès au sein de la réserve.
Une chose est sûre : le Mobilier National navigue en eaux troubles… L’année dernière, il s’est fait étriller par un rapport de la Cour des comptes qui critiquait à peu près tout, de l’opacité de son fonctionnement à son statut « inadapté au changement » et son patrimoine « mal entretenu et insuffisamment valorisé » (lire l'article dans le Quotidien de l'Art du 6 février 2019). La coédition avec Ligne Roset fait partie des bouleversements portés par Hervé Lemoine pour faire changer la situation. Et il peut compter sur le soutien de Michel Roset, qui dirige l’éditeur. Celui-ci affirme : « Quand Pierre Paulin a dessiné du mobilier contemporain pour l’Élysée sous Pompidou, nous avons ensuite édité certaines pièces. C’est dans cet esprit que nous nous sommes associés au Mobilier National : afin de créer avec Philippe Nigro de futurs classiques. Pour nous, ce projet est une belle façon de perpétuer la tradition française. Grâce à notre connaissance du marché, nous faisons rayonner les savoir-faire du Mobilier National, et en échange, il nous aide à mettre la barre plus haut en termes de fabrication. »
Le son de cloche de la CGT est bien différent. Une grève reconductible a débuté le 5 décembre dernier et les vœux du directeur ont été l’occasion pour le syndicat de faire entendre sa voix, divergente, sur l’avenir du Mobilier national. « Notre direction, appuyée par le ministre de la Culture, veut transformer le Mobilier National en Établissement Public (EP) afin d’atteindre l’autonomie financière en recherchant des ressources propres. Les réserves sont désormais visitables, on parle de l’organisation d’un escape game et les cocktails se multiplient : tout cela désorganise nos services. À titre d’exemple, il m’est arrivé de ne pas pouvoir entrer dans mon atelier à cause d’un événement public », dénonce Nicolas Mancel, secrétaire général du Semm CGT (Syndicat CGT du Mobilier National et des Manufactures Nationales). Il ajoute : « On sait que lorsqu’on rentre dans le jeu de la recherche d’argent, ces métiers classés au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco peuvent disparaître car ils coûtent cher et ne sont pas toujours dans l’air du temps. Pour développer le Mobilier National, il faudrait déjà que, dans les nouveaux bâtiments étatiques, on fasse appel à nous. Ce qui n’a pas été le cas à l'Hexagone Balard, sorte de Pentagone à la française (ensemble immobilier regroupant les états-majors de l'armée française à Paris, ndlr), ou au nouveau Palais de Justice de Paris. » Voilà au moins un point d’accord entre la direction et les syndicats : le Mobilier National souffre d’un déficit de notoriété et doit se faire connaître… au moins des institutions de la République !