La page des années 2000 semblait tournée : le Centre des monuments nationaux se targue, à raison, d’une gestion exemplaire pour sa centaine d’édifices. Les plaies laissées par le transfert aux collectivités locales de fleurons juteux comme les châteaux de Chambord ou du Haut-Koenigsbourg, piliers du réseau du CMN pour leur notoriété, et donc in fine leurs recettes, étaient pansées par l’arrivée de sites à l’équilibre comme la Villa Kérylos ou le Cap Modern d’Antibes. Mieux, l’Hôtel de la Marine, dont le modèle économique novateur promet d’être excédentaire dès son ouverture en 2020, ou le fort de Brégançon et son million d’euros de recette de billetterie en quatre ans, annonçaient des lendemains qui chantent. Ils furent brefs.
En avril, l’incendie de Notre-Dame ne privait pas seulement la France d’un symbole universel, mais retirait au CMN, gestionnaire des tours, l’un de ses phares. Sixième monument le plus visité du réseau – et l'un des plus rentables –, avec son demi-million de badauds, il engrangeait 3 millions d’euros annuels de billetterie, soit 5 % des recettes globales du CMN. Cette perte sèche durant toute la durée des travaux pourrait bien se prolonger indéfiniment si la création de l’établissement public de Notre-Dame pour sa restauration et sa conservation préfigure son autonomisation. Lame de fond générale dans le patrimoine, l’autonomisation des musées qui a commencé dans les années 1990 avec le Louvre ou Orsay, extraits les uns après les autres de la Réunion des musées nationaux (RMN), atteint désormais les monuments, comme le prouve Chambord transformé en établissement public en 2005.
Force centrifuge
C’est dans cette logique que le syndicat mixte du Mont-Saint-Michel a été transformé au 1er janvier en établissement public (EPIC). Site touristique ultra-fréquenté avec 1,4 million de visiteurs en 2018, l'abbaye est deuxième sur le podium des visites du réseau. Après la vague de travaux engagés depuis 2013 pour un total de 7,5 millions d’euros, le changement de gouvernance avait des airs de camouflet. D’âpres négociations ont permis de sauver les meubles : l’Abbaye (et ses fructueuses recettes de près de 9 millions d’euros, rien qu’en droit d’entrée) reste sous tutelle du CMN. Mais pour combien de temps ? Philippe Bélaval, président du CMN, reconnaît à demi-mot un sursis. « Selon le décret de création de l’EPIC, nous ne perdons pas l’abbaye, pour l’heure. Mais, nous contribuerons financièrement au fonctionnement du nouvel établissement. Cela amputera les recettes générées par le monument. Les sommes consacrées ici ne le seront donc pas ailleurs. »
C’est pourtant bien la péréquation des recettes qui fonde l’existence même de l’établissement. Créée en 1914, 24 ans après la RMN, son homologue pour les musées, cette caisse commune aujourd’hui financée à 86 % sur ses ressources propres oblige à un exercice d’équilibriste. Les moteurs lucratifs – la Sainte-Chapelle (8,4 millions d’euros de billetterie) ou l’Arc de Triomphe (11,5 millions d'euros) –, permettent de financer des monuments moins visibles et moins fréquentés, comme les travaux du château de Voltaire à Ferney en 2018 pour 9 millions d’euros (qui n’attirait en 2014 que 30 000 euros de billetterie), ou la réouverture du château de Montal en 2016 (16 000 visiteurs). Cette mutualisation permet tout autant d’amortir les chocs imprévus : fermeture et dégâts d’un million d’euros à l’Arc de Triomphe dans le sillage des Gilets Jaunes, deux ans seulement après la chute d’un quart de sa fréquentation à cause de la menace terroriste. « Il n’y a pas de réseau sans tête de réseau qui lui donne son identité et ses ressources, vitupère Philippe Bélaval. Cela ne fonctionne pas s’il y a une accumulation de déficits. Sans parler de force centrifuge, la création de l’EPIC du Mont-Saint-Michel est assez révélatrice. À l’heure où les pouvoirs publics s’inquiètent de l’équilibre entre les territoires, et veulent redistribuer les activités et les services, un réseau comme le nôtre est primordial pour la redistribution. » Si l’expérience n’est pas transmissible, le chemin suivi par la RMN, aujourd’hui très fragilisée après avoir perdu ses gros porteurs, devrait pourtant être un signal pour les dirigeants.