La création de lieux d'art, fondations et autres musées privés – la terminologie varie –, connaît actuellement une véritable explosion. Si l'on ne prend en compte que les institutions ouvertes au public et spécialisées dans l'art contemporain, il y en aurait 370 dans le monde, selon le BMW Art Guide – chiffre qui est certainement en dessous de la réalité, puisque la Chine figure à peine dans cet inventaire. Le rapport 2017 de la Larry's List ne répertorie que 317 musées privés, mais en mentionne un plus grand nombre pour la Chine. Le pays connaît en effet une prolifération de musées grâce au soutien du gouvernement, qui octroie gratuitement des terrains et des bâtiments pour encourager les collectionneurs à mettre en valeur leur patrimoine. Parmi les institutions privées, on peut citer les musées Long, Yuz, Rockbund, M Woods et bien d'autres.
Globalement, le nombre de lieux d'art financés par le secteur privé est en augmentation dans le monde entier, et de nombreux musées devraient ouvrir d'ici un an ou deux. Pour la France, je mentionnerai la Bourse de Commerce de François Pinault (juin 2020), l'espace Émerige sur l'île Seguin (fin 2021), ou encore l'occupation par la Fondation Cartier de l'ancien Louvre des Antiquaires (2024), non encore confirmée à ce jour. Mais ce ne sont pas les seuls : à Moscou, il y a, par exemple, le GES-2, nouveau complexe artistique majeur de 20 000 m2, conçu par Renzo Piano et financé par le milliardaire russe Leonid Mikhelson, actif dans le secteur du gaz naturel. Le bâtiment principal – une centrale électrique historique datant du début des années 1900 – est en cours de rénovation et de réaménagement ; sa mise en service est prévue pour 2020. À Rome, l'entrepreneur et amateur d'art Ovidio Jacorossi a transformé un espace d'exposition en musée privé, Musja, qui a ouvert ses portes en octobre. À Sulaymaniyah, en Irak, Shed Abdulkarim, basé à Dubaï, prévoit d’ouvrir en 2020 le premier musée kurde d'art moderne. Une initiative à petite échelle qui montre que les très riches collectionneurs ne sont pas les seuls à entrer dans la course.
Fragilité
Ce ne sont là que quelques exemples, mais n’oublions pas que des musées ferment aussi. Une réalité qui va à l’encontre de l’idée que l’on se fait traditionnellement du musée : celle d’une institution fondée il y a plusieurs décennies – ou plusieurs siècles –, dont la mission est de collectionner, préserver, étudier et expliquer les œuvres qu’elle conserve, mais jamais de les vendre. Le musée est ancré dans la communauté qu'il dessert ; il ne peut tout simplement pas disparaître. Cette idée ne colle pas avec l’essor récent des espaces d'art privés, dont la situation peut changer radicalement d’une génération à l’autre, en fonction des caprices du collectionneur, ou encore pour de simples raisons financières. Il est surprenant de voir combien de musées privés ont, pour une raison ou une autre, fermé leurs portes ces dernières années. Si l’on remonte dans le temps, qui se souvient aujourd'hui de l'espace d’Olaf Street, fondé par l’entrepreneure Louise MacBain en 2006 et inauguré avec une importante exposition de James Turrell, qui ne devait être que la première d'une série ? Ce bâtiment de l'ouest de Londres a fait la couverture du « beau livre » de Peter Doroshenko, Private Spaces for Contemporary Art. Aujourd'hui, il est loué pour des événements (mariages ou événements d'entreprise), mais le programme artistique est au point mort depuis longtemps. Et qu'est-il advenu de The Dairy, lieu d'art londonien ouvert en 2013 par le collectionneur et marchand d’art Frank Cohen (avec l'aide de son conseiller et marchand d’art Nicolai Frahm), et qui a fermé un an plus tard ? Même la Saatchi Gallery, qui a présenté un moment la collection de Charles Saatchi, n'est plus qu'un grand espace loué pour des foires et des expositions épisodiques.
Aux États-Unis, un échec retentissant cette année a été celui du Main Museum de Los Angeles, dans lequel un promoteur immobilier local, Tom Gilmore, avait investi 53 millions de dollars pour réaménager un bâtiment Belle Epoque et créer un musée d'art contemporain dernier cri. Le musée a ouvert ses portes en 2016 ; il a fermé en juin de cette année. Un autre exemple est la New Church Foundation au Cap, en Afrique du Sud, qui présentait des œuvres d’art africain contemporain appartenant à Piet Viljoen. Créée en 2012, l'institution a fermé cette année. Au Portugal, le Museu Coleção Berardo se heurte à d'énormes difficultés. Cette collection de 1000 pièces – dont des œuvres de Miró, Mondrian, Picasso, Basquiat et Richter – réunie par l'entrepreneur minier José Berardo, est exposée à Lisbonne dans un espace financé par l'État. Or, les autorités portugaises ont saisi les œuvres du propriétaire, lourdement endetté envers plusieurs banques. Pour l'heure, le musée est ouvert, mais les problèmes subsistent. Un autre entrepreneur minier, Bernardo Paz, a créé le jardin de sculptures Inhotim au Brésil. Il est poursuivi pour blanchiment d'argent, mais, pour l’heure, il fait appel de sa condamnation. Sinistre présage : certaines sculptures ont été récemment proposées à d'autres collectionneurs. Cette magnifique collection d'œuvres in situ par des artistes de renom sera peut-être bientôt dispersée.
Quelles sont les raisons de ces échecs ou de ces changements de direction ? Le plus souvent, l’explication est d’ordre financier : c’est le cas de la New Church, où le fondateur, apparemment, n’a pas pu faire face aux coûts. De nombreux propriétaires putatifs de musées ne se rendent pas compte de l’ampleur du financement nécessaire pour assurer la viabilité de leur projet. Ces problèmes financiers sont à l'origine de la fermeture du Main Museum, à quoi s’ajoutait un décalage entre la vision du fondateur et celle de l'équipe curatoriale qu'il avait engagée. Dans certains cas aussi, les propriétaires sont accusés de corruption. En fin de compte, tous ces échecs démontrent la fragilité des lieux qui reposent sur l’initiative d’une unique personne, dont les motivations et la stabilité financière peuvent changer, ou qui n'ont peut-être pas pris conscience des difficultés qui les attendent, même quand leur projet est bon pour leur ego et pour la collectivité en général.