Un Rembrandt chez Gagosian ? Au printemps dernier, l’Autoportrait aux deux cercles du maître hollandais était décroché de Kenwood House, un site historique appartenant au Royaume-Uni, pour gagner les cimaises du mastodonte américain. Pendant un mois, l’œuvre a côtoyé les toiles de Bacon, Freud, Baselitz ou Picasso dans le cadre d’une exposition consacrée à l’autoportrait. Plusieurs œuvres étaient à vendre, dont celles de Jenny Saville, Richard Prince et Albert Oehlen. En échange du prêt du Rembrandt, la galerie a financé la restauration de son cadre, pour un coût avoisinant les 34 000 euros. Si plusieurs observateurs ont alors loué un nouveau mode de coopération, la mise à disposition d’œuvres du patrimoine national à une structure commerciale n’a pas été du goût de tous. Cette opération n’est pas un cas unique. Jusqu’au 26 octobre, la galerie new-yorkaise Lévy Gorvy présente ainsi une exposition dédiée à Soulages, qui comprend notamment une toile aux bandes noires et bleues sortie des collections de la National Gallery of Art de Washington.
En France, les cas de prêts des musées publics aux galeries d’art se produisent très occasionnellement. En 2004, la galerie Malingue empruntait ainsi des toiles de Roberto Matta au Centre Pompidou et au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris pour une grande exposition consacrée au peintre surréaliste chilien. En 2015, l’enseigne réunissait des œuvres de Jean Hélion dont certaines issues de ces musées et du Centre National des Arts Plastiques. Dans cette exposition d’envergure appelant à la relecture du retour à la figuration de l’artiste, aucun tableau n’était à vendre. « Ces prêts sont accompagnés d’un certain nombre de contraintes : recours à un type de transport spécifique, présence du musée lors de l’accrochage, gardiennage, mise à distance par des plots, montants d’assurance élevés… », explique Eléonore Malingue, la directrice. Existe-t-il des contreparties ? « Non. Il est arrivé que nous fassions un don supplémentaire au musée en question. Ou alors, que nous prêtions une œuvre au musée des Beaux-Arts de Brest qui nous avait accordé un Maurice Denis », précise encore la jeune femme. Parfois, les œuvres des collections nationales françaises partent plus beaucoup loin. En 2015, le Centre Pompidou a envoyé une toile de Bacon chez Gagosian New York pour une exposition consacrée à ses peintures tardives – d’autres venaient de la National Gallery of Modern Art écossaise ou de la Tate London. L’exposition intervenait quelques mois après un mécénat et des prêts conséquents de la galerie pour le show Koons à Beaubourg. « Dans ce contexte, refuser un prêt mettait peut-être le Centre dans une position délicate ? », suggère un observateur.
Valeur ajoutée
La règlementation française au sujet des collections nationales est claire. L’article R. 421-2 du vénérable Code du Patrimoine dispose que seules les « personnes publiques ou (des) organismes de droit privé à vocation culturelle, agissant sans but lucratif » sont autorisés à emprunter des œuvres. Ce qui exclut donc les galeries. Les langues ne se délient guère lorsque l’on pointe du doigt ce paradoxe. Au Centre Pompidou, « on ne souhaite pas répondre à ce sujet ». Au MAMVP, on recense deux cas en 10 ans, une décision « prise par un comité au cas par cas » justifiée lorsque « la qualité d’une exposition est d’un niveau scientifique muséal, comme le font aussi d’autres grands musées ». Au CNAP, Yves Robert, directeur en partance, ne recense qu’« un cas isolé, exécuté sans conditions ».
La question semble cependant intéresser : le ministère de la Culture, qui décline également tout commentaire, a commandé à ce sujet un rapport à Laurent Le Bon, directeur du musée Picasso. Remis récemment, cet écrit ne sera pas rendu public. Consulté dans ce cadre, le galeriste Georges-Philippe Vallois, président du Comité Professionnel des Galeries d’Art se dit « très favorable » à ces décrochages temporaires, pointant du doigt le phénomène inverse : l’inflation généralisée de prêts aux musées et centres d’art provenant des galeries, mais aussi de collections privées dont elles facilitent et gèrent l’obtention — une activité chronophage et contraignante. « Cela fait partie de notre mission de rendre visibles ces œuvres au public. Mais la réciprocité est essentielle, musées et galeries sont complémentaires. Il faut évidemment que les expositions en galerie soient historiquement importantes, et comprennent notamment un catalogue. Ouvertes à tous, elles peuvent aussi permettre une revalorisation artistique d’un créateur cantonné aux réserves. » Nombre de conservateurs étant déjà farouchement opposés à la multiplication des échanges entre musées, le procédé n'est vraisemblablement pas au goût de tous. « Les prêts des galeries aux musées et ceux des musées aux galeries sont deux démarches qui n’ont rien à voir. Lorsqu'un marchand emprunte une œuvre des collections nationales, le but est de sanctifier et valoriser une proposition commerciale. Je ne vois pas la valeur ajoutée pour le musée », tempête le galeriste Franck Prazan, qui concède : « Il existe des exceptions : un prêt à une galerie peut avoir du sens si son exposition est majeure. D'ailleurs je ne dis pas que je n'en demanderai jamais ». L’émergence de cette question polémique n’est qu’un énième signe des nouveaux rapports de force entre les institutions publiques et marchandes.