De son appartement de Saint-Sulpice aux grands programmes d’équipements collectifs comme la Cité universitaire ou la station Les Arcs, Charlotte Perriand (1903-1999) a toujours mis l'individu – et non son propre ego – au cœur de son travail. De sa collaboration de dix ans avec Le Corbusier, elle ne retient d’ailleurs qu’une formule : « L’homme chez lui, bien chez lui, heureux chez lui. » Cette empathie se double chez cette créatrice combative et curieuse d’une attention au vernaculaire d’ici et d’ailleurs. « D’emblée, pour elle, ce monde est pluriel, passant, montagnard ou urbain, dans une approche tant mentale que sensible et une ouverture à différents arts », observe Suzanne Pagé, directrice de la Fondation Louis Vuitton.
De 1920 à 1925, Perriand suit les cours de l’Union Centrale des Arts Décoratifs. Son diplôme en poche et fraîchement mariée, elle s’attelle au remaniement de son propre appartement, place Saint-Sulpice. À partir de ce moment, elle dessine ses premiers aménagements et meubles, en phase avec les avant-gardes de l’époque. En 1926, elle présente au Salon des artistes décorateurs le « Coin du salon », à l’esprit encore Art Déco, puis l’année suivante le « Bar sous le toit » au Salon d’Automne. Dès 1934, l’échec de l’industrialisation du mobilier en métal la pousse à renouer avec le bois et un mode de production « en relation avec la vie et dans la vie. » Les séjours à la montagne de cette alpiniste émérite, tout comme ses voyages au Japon, influenceront durablement son style dépouillé.
Imposer ses idées
En 1952, Charlotte Perriand initie sa collaboration avec les Ateliers Jean Prouvé et le marchand Steph Simon, dont elle sera marraine de la galerie en 1956. De fait, comme l’observe Fabien Naudan, vice-président d’Arcurial, « son marché a toujours été étroitement lié à celui de Jean Prouvé, du fait de leur proximité professionnelle de leur vivant. » Lié, mais en retrait. Son usage du bois a pu sembler désuet, à l’heure où les bobos ne juraient que par l’univers métallique et clean des lofts industriels. Prouvé a été adoubé par Gagosian, qui l’a présenté plusieurs fois en galerie, et a bénéficié de nombreuses publications. Mais, précise François Laffanour, fondateur de la galerie Downtown, « chez Charlotte Perriand, il y a une humanité, une dimension pratique et usuelle évidente. De fait, elle peut toucher une clientèle large de gens qui se meublent de manière classique ou achètent du design. La sensibilité actuelle pour l’écologie amène aussi à regarder davantage les meubles en bois. »
Être femme a-t-il nui à son marché ? « À mon sens non, affirme Fabien Naudan. La question que nous pourrions nous poser est plutôt : était-il plus difficile pour une femme d’imposer ses idées et ses créations au début et au milieu du XXe siècle en France, quand bien même Charlotte Perriand évoluait dans un environnement moderne et progressiste ? La réponse est certainement oui, si l’on s’en tient à l’accueil que lui réserva Le Corbusier lorsque Charlotte Perriand se présenta, avec ses plans sous le bras devant l’architecte dans son atelier de la rue de Sèvres : "Ici on ne brode pas de coussins !" ».
Des collectionneurs rassasiés
Dans les années 1970, le marchand Alan Grizot achète pour 3 500 francs auprès du CROUS sept tables éclairantes conçues par Charlotte Perriand en 1951 pour la Maison de l’étudiant de médecine, rue du Faubourg Saint-Jacques à Paris. En 1985, il en revend deux, chacune pour 50 000 francs, au galeriste suisse Bruno Bischofberger. Dans la vente jalon du Regard d’Alan en 1991, une table éclairante est préemptée par les musées nationaux pour la somme de 175 000 francs. Dans la même vacation, le Centre Pompidou emporte pour 69 000 francs une bibliothèque réalisée pour la Maison de la Tunisie, à la Cité universitaire à Paris.
Ses prix décollent au tournant des années 2000 pour connaître un pic ces deux dernières années. « On a vendu en 2016 une bibliothèque type Mexique 283 500 euros alors que ce modèle se vendait autour de 40 000 euros au début des années 2000 », précise Florent Jeanniard, spécialiste chez Sotheby’s. En 2017, chez Artcurial, c’est la consécration: un exemplaire de la bibliothèque Maison de la Tunisie décroche le record de 529 800 euros, près de trois fois son estimation. L’année suivante, une bibliothèque modèle Nuage de 1960 s’adjuge pour 691 000 euros.
En revanche, les prix des tables forme libre tendent à plafonner autour de 150 000 euros. « Les enchères les plus importantes datent du début des années 2010. Plusieurs modèles sont restés invendus et les estimations ont été révisées à la baisse, admet Sonja Ganne, spécialiste chez Christie’s. L’essence de bois utilisé, l’épaisseur du plateau varient et peuvent influer sur le résultat final, mais le marché pour ce modèle reste fluctuant et une énigme comparé à d’autres pièces. » Plus généralement, l’appétit des collectionneurs étant grandement rassasié, une hiérarchie s’opère désormais entre les pièces les plus courantes, comme les appliques modèle CP1, toujours éditées, et les commandes spécifiques.
À voir
Living with Charlotte Perriand, du 26 septembre au 2 novembre, galerie Downtown, 18, rue de Seine, Paris (6e), galeriedowntown.com
Charlotte Perriand, une créatrice dans le siècle, du 2 octobre 2019 au 24 février 2020, Fondation Louis Vuitton, Paris, fondationlouisvuitton.fr