Brune, le regard d’ébène et l’accent chantant, Cinzia Pasquali travaille dans l’ombre des musées, et de leurs chefs-d’œuvre. Non loin des migrants abandonnés à leur sort porte de la Chapelle, les riches morceaux de notre patrimoine viennent se refaire une beauté dans son atelier hyper sécurisé. Sont passés entre ses mains le carton de tapisserie de La Récolte de la manne de Nicolas Poussin pour le Mobilier National, Le Christ au tombeau du Maître de l’Observance ou la célèbre Sainte Anne de Léonard de Vinci, dont l’intervention et ses choix discutés ont fait couler beaucoup d’encre. Rien ne prédisposait pourtant cette Romaine diplômée de l'Istituto Superiore per la Conservazione ed il Restauro, l’école d’excellence italienne, à sauver le patrimoine français. Après avoir fait ses armes dans les églises de Naples et Rome, Cinzia Pasquali est repartie de zéro en France en 1990.
Collaboratrice au Centre de recherches et de restauration des Musées de France (C2RMF) avant de monter sa propre structure, Arcanes, en 2004, Cinzia Pasquali est rapidement devenue proche des musées, au point d’en devenir mécène. En 2015, la restauratrice est appelée au musée de Picardie, à Amiens, pour le devis d’une légère intervention sur Le Miracle de saint Donat d’Arezzo de Jusepe Ribera. « S’arrêter à un simple bichonnage était dommage. Le trait caravagesque de ce très beau tableau n’était plus lisible du fait de son état. Le musée n’ayant pas les moyens, j’ai proposé de prendre tout à ma charge en mécénat de compétence », se souvient la restauratrice qui avait découvert ce mode d'action par le groupe Vinci lors de son passage sur le chantier de la galerie des Glaces en 2007. Et de poursuivre : « J’ai trouvé ce système très intelligent car on dépasse les simples questions d’argent, et on accompagne des conservateurs, qui souvent ont des idées plein la tête mais sont frustrés par des moyens limités. De plus, le C2RMF n’a pas vocation à faire des études de tout le patrimoine français, alors que nous pouvons proposer des analyses scientifiques grâce à notre matériel de pointe. Le seul souci est qu’avec les musées, le mécénat de compétence entre vite en concurrence avec le code des marchés publics. C’est pourquoi je ne propose qu’à des musées avec qui j’ai terminé le travail obtenu par marchés, et qui n’ont pas d’appels d’offres en cours. » Depuis, chaque année, Arcanes prend à sa charge une restauration et son diagnostic pour un petit musée français. Après le Paolo Uccello de Jacquemart-André, c’est au tour d’Orléans où le David et Goliath jusque-là considéré comme une vile copie de Guido Reni n’a pas fini de révéler ses secrets.
Bousculer les codes
Ce parcours n’est pourtant pas du goût de tout le monde. La réussite de Cinzia Pasquali, qui transparaît autant par le prestige des œuvres qui lui sont confiées que par leur quantité (une centaine par an), fait grincer des dents. « La mentalité de ma profession n’a pas beaucoup évolué. Je suis assez mal vue dans le milieu culturel depuis que j’ai créé une société avec Véronique Sorano Stedman [aujourd’hui directrice du service de restauration du Centre Pompidou, ndlr], et ses 15 collaborateurs. Le fonctionnement avec des associés n’est pas répandu en France, où les restaurateurs sont des indépendants et non des fonctionnaires comme on s’y attendrait. À l’inverse, le travail en solitaire est rare en Italie. » Elle ajoute : « Avec mon fonctionnement, je peux investir jusqu’à 100 000 euros dans du matériel de diagnostic très couteux [caméra de réflectographie infrarouge, néons ultraviolets de grandes dimensions, microscope binoculaire, ndlr]. Les restaurateurs sont trop mal payés pour se permettre de tels investissements. Nos commanditaires ne se rendent pas compte des coûts. Je comprends les réticences sur la création d’entreprises pour la restauration, car certaines se calent sur les entreprises de décoration où la conservation devient accessoire. Mais il faut se réveiller avant que les grandes entreprises du BTP, avec leurs impératifs économiques et non qualitatifs, n'embauchent les restaurateurs, comme cela est en train d’arriver en Italie. » À constater le mouvement d’externalisation qui touche les départements de restauration des grands musées, à l’unique exception du Centre Pompidou, le cri d’alarme de Cinzia Pasquali reste encore très peu écouté.