Les atouts ont toujours été là mais sont désormais renforcés : une nouvelle génération d’artistes dynamiques en quête d’un autre mode de vie et d’une autre économie s’y est installée, à une échelle comparable à aucune autre ville française en dehors de Paris (malgré le volontarisme de Montpellier). Art-O-Rama le reconnaît, invitant dans ses murs deux projets curatoriaux remarqués l’année dernière dans le Off : les artistes Davide Bertocchi et Sergio Verastegui proposent des vinyles d’artistes (Saâdane Afif, Pauline Curnier Jardin, Julien Discrit, Matthieu Laurette…) et les curateurs Arlène Berceliot Courtin & Thibault Vanco ont nommé une sélection d’artistes particulièrement stimulante pour le prix Région Sud. Le secret de cette foire à échelle humaine (31 galeries dont deux tiers d’enseignes étrangères), tournée vers le secteur exigeant de la création émergente, reste la combinaison d’un regard international pointu et d’une atmosphère locale unique, informelle et inclusive, portée par le dynamisme des artistes plus que des institutions.
Attaque aux frontières...
Les artistes présentés explorent questions et débats qui traversent l’époque. Si Colin Snapp (Alexander Levy, Berlin) s’intéresse au tourisme devenu fournisseur d’images pour les réseaux sociaux, Basile Ghosn (Sans Titre 2016, Paris) confronte le passé et le futur des technologies d’impression et des utopies architecturales, tandis que Gillian Brett (C + N Canepaneri, Milan) emploie des débris technologiques qui nous rappellent le caractère matériel de l’univers dit virtuel. Plutôt que le cyber-espace, la foire expose de nombreux artistes en train de réinventer l’espace domestique, s’attaquant aux frontières entre art, artisanat et design : les rideaux du « Salon Tactile » de Erika Hock (Cosar HMT, Düsseldorf) sont une revisitation du stand moderniste de Mies van der Rohe et Lilly Reich, tandis que le duo HC (Lucas Hirsch, Düsseldorf) propose des céramiques inspirées de rituels de la vallée d’Aoste en Italie. La veine artisanale se prolonge dans les prothèses d’un corps disfonctionnel d'Alessandro Agudio (Fanta, Milan), les peintures en bois investissant la mythologie de la figure de l’artiste chez Mathis Collins (Crèvecoeur, Paris), les sculptures baroques et féministes de Kris Lemsalu (Koppe Astner, Glasgow) ou les céramiques corporelles retournées comme un gant par Anna Schachinger (Sophie Tappeiner, Vienna).
Afro-futurisme et performances vocales
La peinture n’hésite pas à se confronter à des motifs refoulés par la modernité, à l’image de Jan Kiefer (Union Pacific, Londres) qui croise nature morte et économie vinicole pour interroger une certaine idée de la culture européenne, des fleurs dédoublées de Ryan Mrozowski (Chapter NY, New York ), la mélancolie des portraits nocturnes de Cédric Rivrain (Bonny Poon, Paris) ou les fables de Waldemar Zimbelmann (Althuis Hofland Fine Arts, Amsterdam), originaire de la minorité kazakh d’Allemagne. D’ailleurs, les questions d’identité, très présentes dans l’actuel débat, sont abordées : les dessins défiant les stéréotypes d’une masculinité maghrébine chez Soufiane Ababri (Praz-Delavallade, Paris), les photos de la communauté transgenre italienne des années 1960 par Lisetta Carmi (Antoine Levi, Paris), les pays fictifs du Franco-Syrien Bady Dalloul (Poggi, Paris) ou les sculptures sous-marines inspirées par les mythes de la diaspora noire et l’afro-futurisme de Dominique White (VEDA, Florence). À l’image de cette dernière, sont aussi très attendues les performances vocales tumultueuses de Nora Turato (LambdaLambdaLambda, Pristina) ou les installations croisant rap, cinéma d’horreur et culture internet de la sexagénaire Jacqueline Fraser (Bonny Poon, Paris).
Connexion avec Istanbul
Alors que le MOCO (Montpellier Contemporain) exprimait son désir de créer une dynamique de réseau décentrée au Sud, Art-O-Rama associe aussi à son programme 35 institutions du Sud de la France et une collaboration avec la foire Contemporary Istanbul. Et si le rôle catalyseur des foires tend à intégrer tous les acteurs de l’écosystème de l’art, elles sont aussi confrontées à de nouveaux défis sociaux et écologiques. Manifesta semble avoir fait un choix, en rencontrant des interlocuteurs issus du champ social, universitaire et militant, pour imaginer une biennale disséminée dans la ville, intéressé par l’histoire orale et les nouvelles formes de vie en collectivité. Est-ce qu’Art-O-Rama, dans une ville qui reste un laboratoire pour les « tiers lieux » artistiques, saura imaginer la foire du XXIe siècle?
Prix Région Sud, un appel aux jeunes talents
Issu des écoles d’art de la région, ce prix permet d’ancrer la foire dans la jeune scène locale et présente cette année une sélection stimulante, dont la plupart des artistes se sont déjà fait remarquer. Formé aux arts appliqués, Antoine Grulier s’intéresse dans ses céramiques, peintures et vidéos à l’esprit de révolte de l’adolescence et aux échos fragmentés de l’enfance, cherchant l’empathie plutôt que la dérision. Co-fondateur d’un des lieux indépendants marquants de la ville (Belsunce Projects), Basile Ghosn s’intéresse aux utopies architecturales en questionnant leur exportation géographique sans lien au contexte. Diplômée de l'École supérieure d'art & de design de Marseille et de la Central Saint Martins à Londres, Célia Hay emploie quant à elle la performance pour transformer la dimension documentaire de films qui captent des corps absents ou qui s’échappent d’eux-mêmes. Enfin, le duo Mountaincutters pratique une sculpture éphémère qui envahit l’espace avec des matériaux contaminés, de la poussière, du béton, de la terre ou de l’eau, les rapprochant d’archéologues qui composent un théâtre de matériaux de l’ère industrielle.
Marseille, ville-laboratoire
Quand Manifesta s’inspire des « tiers lieux », des espaces coopératifs et expérimentaux, et sa directrice Hedwig Fijen affirme que la biennale « sera un projet radicalement local », il faut garder à l’esprit que Marseille est depuis longtemps une ville laboratoire en ce domaine. Et pourrait même rappeler à l’équipe de la biennale comment les artistes se projettent déjà dans un futur en train de se définir. Le collectif Filles de Blédards cherche à réinventer les « identités de l’immigration » et invite une pléthore d’artistes autour de « nouveaux rituels » dans l’espace indépendant Voiture 14 : les performances « beurcore » de Sara Sadik, le rap pour barmitzva underground de Moesha 13 ou le crooner burlesque Mehdi Besnainou. Dans cette « capitale mondiale des blédards », plutôt que de subir les préjugés, ces artistes se les approprient et les transforment. À Bastide Projets exposent deux résidentes de Triangle : Josèfa Ntjam envisage la science-fiction du point de vue de la culture noire, tandis que Shirley Bruno explore les passages entre monde matériel et immatériel de son héritage haïtien. Dans Sissi Club, l’un des plus prometteurs lieux indépendants de la ville, les curatrices Juliette Desorgues et Carolina Ongaro invitent à des lectures-performances pour des « écologies alternatives » par un tandem de femmes (Madison Bycroft, Georgia René-Worms, Dominique White). À Rond-Point Projects, la revue Phylactère propose une soirée autour de la fluidité des genres et le nouvel érotisme poétique de Etaïnn Zwer et Simili Gum. La librairie éphémère « Séances Matérialistes » réunit les publications innovantes de Material, Printed Matter, Jean Boîte Éditions ou Mousse. Tandis qu’hors circuit s’inventent des aventures collectives : « Le Collective » organise un Off dans trois blockhaus de l’Escalette réunissant la nouvelle vague marseillaise et plus si affinités (Wilfrid Almendra, Timothée Calame, David Douard, Estel Fonseca, Jean-Baptiste Janisset, Yoan Sorin) tandis que Romancero Gitano réinvente le format des expositions, ici chez le coiffeur Athena et sur internet (avec Pierre Gaignard, Benjamin Collet, Chloé Serre, Marc Etienne). Sans oublier l’exposition au Fonds M-ARCO de Valérie Snobeck (vue à Lafayette Anticipations ou au Consortium, Dijon) et celles du réseau Marseille Expos.
Art-O-Rama, à la Friche la Belle de Mai, du 30 août au 1er septembre.
art-o-rama.fr