À quoi bon expliquer une œuvre d’art ? À cette question du bac, soumise lundi aux lycéens, Patrick Drahi a répondu le même jour à sa façon : avec des chiffres, en dollars précisément. 3,6 milliards de dollars, telle est la somme mirifique payée par le patron d’Altice pour s’emparer de Sotheby’s, deuxième maison de ventes mondiale derrière Christie’s. La fierté cocardière de voir passer cette institution sous pavillon français, alors que sa sinisation imminente était pronostiquée, ne fait pas cas de la domiciliation suisse de cet amoureux du câble et de la fibre optique. Ni du fait que les entrepreneurs français ne favorisent guère leur marché de l’art local. François Pinault n’est pas réputé pour privilégier la filiale hexagonale de Christie’s et il n’a pas promu, façon Saatchi, les artistes bleu-blanc-rouge. Pierre Bergé ne fut pas davantage apporteur d’affaires pour sa maison de ventes, sauf peut-être au crépuscule de sa vie.
Quant à l’amour de l’art de Drahi qu’on découvre depuis peu – il serait un « grand client » de Sotheby’s, porté sur les tableaux impressionnistes et modernes –, il ne dit rien de la stratégie industrielle de ce grand compresseur de coûts ni de son goût pour l’acquisition permanente et l’endettement. Pourquoi le cost-killer a-t-il surpayé (57 dollars l’action, soit 61 % au-dessus du cours du titre) une maison de ventes qui, si elle ne perd pas d’argent, n’est pas d’une folle rentabilité ?
Lorsque François Pinault a acquis Christie’s en 1998 pour 1,5 milliard de francs selon les chroniqueurs économiques, il a fait un coup formidable, en flairant le potentiel de reprise et plus encore de croissance du marché, surtout sur le terrain du contemporain. Vingt ans après, que peut apporter Sotheby’s à son nouveau propriétaire ? Un carnet d’adresses juteux pour ses affaires, une mine d’informations que seul détenait jusqu’à présent François Pinault et qui ne saurait laisser indifférent le roi des médias. Qui possède quoi et où ? Quels artistes risquent de grimper, que faut-il thésauriser ? Il pourra, comme François Pinault, arbitrer, vendre et acheter par le biais de sa maison. Et surtout s’offrir une publicité gratuite à chaque record – et il en pleut ces derniers temps. Sans doute Patrick Drahi a-t-il de plus grandes ambitions que sa collection ne laisse supposer. Et en cela Sotheby’s, qui s’est diversifié dans une foultitude de domaines connexes – l’immobilier de luxe, les services financiers lucratifs, la technologie de reconnaissance d’images, l’indice Mei et Moses... –, offre des perspectives variées à un homme épris de coups.
Mais si le milliardaire endetté ne fait de ce nouvel actif qu’un business de plus, il ne sera qu’un énième capitaliste, dans la veine d’Alfred Taubman, l’un des anciens propriétaires de Sotheby’s. Pour prétendre devenir le nouveau Pinault, il devra laisser à la postérité autre chose qu’un bilan comptable ; une fondation, un musée, une résidence, une bourse, une école – que sais-je ? – pour aider à répondre à cette question : à quoi bon expliquer une œuvre d’art ?