Il était un stakhanoviste de l’écriture, avec près de 100 livres au compteur. Michel Serres, décédé samedi dernier à l’âge de 88 ans, généralement présenté comme philosophe, avait un don d’empathie unique avec le monde qui l’entourait. Il l’avait pratiqué comme marin, professeur, conférencier, éditeur (avec notamment le remarquable « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », qui avait permis dans les années 1980-90 d’exhumer des dizaines d’ouvrages oubliés) et conscience publique, à l’instar d’Edgar Morin. Dans sa production, close avec Morales espiègles en février dernier, l’art avait toujours occupé une place importante. En homme de grande culture capable de connecter des univers a priori éloignés, il s’intéressait aussi bien à Tintin (Hergé fut l’un de ses amis) qu’à l’architecture (L’art des ponts : homo pontifex), à la joaillerie (avec une contribution à une monographie sur Van Cleef & Arpels) qu’à la Renaissance italienne : l’excentrique peintre vénitien Carpaccio le poursuivit ainsi toute sa vie. Militaire au moment de la crise de Suez en 1956, spécialiste de l’iconographie des anges sur ses vieux jours, il avait fait son entrée à l’Académie française en janvier 1991 sans la traditionnelle épée, « en signe de paix. » Humaniste mais iconoclaste, il symbolisait l’honnête homme idéal pour un monde sans boussole.