Le Quotidien de l'Art

Expositions

Une biennale qui voit double

Une biennale qui voit double
Ralph Rugoff, commissaire général de la 58e édition et Paolo Baratta, président de la Biennale de Venise, sur la terrasse du QG de la Biennale.
Photo Andrea Avezzu/Courtesy La Biennale di Venezia.

L’Américain Ralph Rugoff, directeur de la Hayward Gallery à Londres, est le commissaire de la 58e biennale de Venise. Où il a conçu deux expositions radicalement différentes, mais avec les mêmes artistes, afin de prouver toute leur (notre) duplicité. Le Quotidien de l'Art vous révèle pourquoi et vous présente ses coups de cœur parmi les 90 pavillons nationaux, ainsi que les expositions incontournables disséminées dans les palais de la Sérénissime.

Schizophrénie collective

Avec son casting de 80 artistes encouragés à changer de personnalité en passant d’un lieu à l’autre, Ralph Rugoff crée une exposition internationale contradictoire et hyperconnectée au présent, à ses faux-semblants, à ses pures virtualités. « J'ai voyagé partout pour imaginer cette biennale et rencontrer des artistes. Partout, sauf au cimetière...» Ralph Rugoff a donné le ton lors de la conférence de presse : cette édition sera exclusivement dédiée aux artistes vivants. Un parti pris beaucoup moins anodin qu’il ne pourrait y paraître, à l’heure où commissaires d’expositions et acteurs du marché ne jurent que par les comeback, revivals et autres rétrovisions, justement dédiées à réhabiliter des plasticiens oubliés. Mais l’élégant Américain a préféré partir à la rencontre de ses contemporains, « qui, chacun à leur manière, répondent au temps présent, sans pour autant tomber dans l’histoire sociale », a-t-il résumé. Et d’ajouter, en habile francophile : « L’historien de l’art Henri Focillon se demandait comment un artiste pouvait représenter son temps quand ce temps est contradictoire, traversé par l’histoire ? Cette question est un bon point de départ. » Motto du prestigieux directeur de la Hayward Gallery de Londres : exposer des artistes « animés par la curiosité, plutôt que par le désir d’illustrer ». De la Nigériane Njideka Akunyili Crosby à la poète Avery Singer, du chantre afro-américain Henry Taylor au Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, il a écumé le monde pour les inviter à nous parler d’aujourd’hui. La France n’est pas en reste, représentée notamment par Tarek Atoui, Neïl Beloufa, Antoine Catala, Cyprien Gaillard ou Jean-Luc Moulène.

Voilà pour la méthode. Mais quid du discours ? Trump, Brexit, dictature des Gafa, notre rapport au réel a été profondément chahuté ces dernières années. « On pourrait avoir l’impression que la Terre est redevenue plate, les gens vivent désormais dans des mondes parallèles d’informations, et de plus en plus de murs nous séparent. Physiques, mais aussi mentaux, analyse ce partisan de l’Europe. Moi-même, je vis dans un monde d’écran dix heures par jour, impossible de croire que cela n’a pas d’impact sur notre rapport à la réalité. » Même le titre de sa biennale, « May You Live in Interesting Times » (« Puissiez-vous vivre dans une époque intéressante »), est une fake news en soi : « Cette phrase a été utilisée en 1966 par Robert F. Kennedy, qui la revendiquait comme un proverbe chinois, mais jamais les Chinois n'ont prononcé ces mots ! », élucide-t-il dans un sourire.

Bienvenue dans le monde parallèle de l’art contemporain

Ralph Rugoff imagine donc son projet vénitien comme un antidote au poison des fake news, convaincu que « l’art a une capacité à ouvrir notre vision du monde. » En témoigne la terrible actualité des thèmes abordés : totalitarisme de l’illusion avec les aquariums minéraux de Liu Wei, violence sociétale avec Teresa Margolles qui rappelle les féminicides à Ciudad Juárez, surveillance généralisée épinglée par Lawrence Abu Hamdan, questions de genre mises en scène par la militante lesbienne Zanele Muholi, ou encore du handicap, magnifié par Mari Katayama, photographe japonaise qui déjoue les canons de la beauté en se photographiant, ultrasexy malgré sa jambe atrophiée... Quant à l’accrochage, Ralph Rugoff a adopté un parti parti original : proposer deux expositions radicalement différentes, mais avec les mêmes 80 artistes de part et d’autre. Deux planètes, deux atmosphères, nées des mêmes esprits, l’une à l’Arsenale, l’autre au Pavillon international des Giardini. « Il s’agit de rappeler combien toute œuvre est pleine d’ambiguïté. Dans mon rêve, un visiteur qui ne regarderait pas les cartels pourrait croire qu’il s’agit de créateurs complètement différents ». Pour renforcer ce sentiment de mondes parallèles, la réalité virtuelle s’invite pour la première fois à Venise, avec notamment un Cosmorama de Dominique Gonzalez-Foerster qui, de l’autre côté du miroir, propose l’un de ses sublimes dioramas à l’ancienne. Autre nouveauté 2019, un programme conséquent de performances, genre qui souvent pèche par son absence à Venise. En collaboration avec les Londoniens de la Delfina Foundation, quatorze performances sont programmées, orchestrées par Nástio Mosquito, Paul Maheke ou encore le duo Cooking Sections, qui analyse avec brio la question culinaire d’un point de vue géopolitique.

Photo Andrea Avezzu/Courtesy La Biennale di Venezia.
Vue générale de l'Arsenale.
Vue générale de l'Arsenale.
Photo Andrea Avezzu/Courtesy La Biennale di Venezia.
Teresa Margolles, Muro Ciudad Juárez, 2010, blocs de béton, fils de fer barbelés et trous d'armes résultant d'une fusillade liée au crime organisé à Ciudad Juarez, au Mexique.
Coll. Frac Grand Large, Hauts-de-France, Dunkerque. Vue de l'installation à l'exposition "Teresa Margolles: Frontera, Fridericianum", Kassel, Allemagne, 2010.
Teresa Margolles, Muro Ciudad Juárez, 2010, blocs de béton, fils de fer barbelés et trous d'armes résultant d'une fusillade liée au crime organisé à Ciudad Juarez, au Mexique.
Coll. Frac Grand Large, Hauts-de-France, Dunkerque. Vue de l'installation à l'exposition "Teresa Margolles: Frontera, Fridericianum", Kassel, Allemagne, 2010.
Photo Nils Klinger/Courtesy Teresa Margolles et galerie Peter Kilchmann, Zurich.
Apichatpong Weerasethakul et Hisakado Tsuyoshi, Synchronicity, 2018, installation.
Apichatpong Weerasethakul et Hisakado Tsuyoshi, Synchronicity, 2018, installation.
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Liu Wei, Microworld, 2018, plaques d'aluminium, dimensions variables.
Liu Wei, Microworld, 2018, plaques d'aluminium, dimensions variables.
Courtesy Liu Wei Studio & Faurschou Foundation, Pékin/© Jonathan Leijonhufvud.

Article issu de l'édition Hors-série du 11 mai 2019