Le Quotidien de l'Art

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Le syndrome du train fantôme

Le syndrome du train fantôme
Illustration de Séverin Millet


C’est un sujet sur lequel on aurait aimé ne pas revenir. De DAU, en effet, tout semblait avoir été dit. L’argent fou et douteux à la fois – 60 millions d’euros selon les rumeurs ! La violence psychologique revendiquée, les conditions de travail archaïques aussi. Reste ce malaise : une des plus grandes tragédies du XXe siècle – l’ère soviétique stalinienne – aura servi de décor à des concerts et tête-à-tête chamaniques pseudo cool, sans rebuter grand monde. L’« expérience » qui s’est achevée le 17 février à Paris a fait carton plein : plus de 39 168 visiteurs en moins d’un mois. Malgré des tarifs d’entrée prohibitifs. En dépit aussi des avertissements égrenés par les copieuses enquêtes du Monde, du Figaro et de Libération sur l’organisation de cette super production noire – intimidation, humiliation en tout genre.
Et si c’était, précisément, la fascination pour l’abject, le goût inavoué pour le crade qui aient attiré les foules, aussi bien arty que grand public ? Allons voir si ça pue ! Allons nous encanailler dans le reality show totalitaire ! Un mécanisme que la philosophe Julia Kristeva avait bien décrypté dans Pouvoirs de l’horreur. Le monde de l’art, qui craint d’être pris en flagrant délit d’abjection, s’abrite derrière la curiosité pour la « dystopie », l’« expérience immersive », l’« œuvre d’art totale ». Il fallait bien solliciter ces formules ronflantes pour masquer un sentiment dominant qui n’ose pas se dire : l’ennui. De fait, la mise en scène s’est révélée grotesque au regard de la débauche mégalomane de moyens. Une déception que Rachel Donadio, journaliste à The Atlantic, a formidablement résumée : « J’ai compris quelque chose. Que j’ai une grande tolérance pour l’art, une faible tolérance pour l’inconfort physique et une plus faible tolérance encore pour le bullshit ».
Cruelle ironie donc que le succès de DAU. Les centres d’art bien moins dotés ont beau se décarcasser chaque jour pour attirer le chaland, les musées ont beau programmer des expositions soignées sur des sujets à cogiter, ils ne font pas vibrer cette corde qui a affolé les esprits pourtant les plus critiques : le goût des sensations fortes. Le syndrome du train fantôme. Et l’étonnement presque candide devant l’expérience de quelques heures sans téléphone portable – prenez l’avion si vous n’arrivez pas à décrocher plus de 5 minutes !
Soyons honnête, tous n’ont pas succombé. Un grand patron d’établissement public parisien nous a confié ne pas y avoir mis les pieds. Pas plus que notre contributrice russe, Souria Sadekova, qui sans vouloir se mettre dans la peau des accusateurs de Pasternak et Soljenitsyne – « Je n’ai pas lu, mais j’accuse » – a deviné à la lecture des articles de presse les travers de la Russie d’hier comme d’aujourd’hui. Quant à ses compatriotes, ils sont pour le moins circonspects. « Projet fourre-tout, ton hystérique peu justifié, décor approximatif », regrette la galeriste Liza Fetissova qui a certes aimé les films. Et Nicolas Iljine, l’un des conseillers de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, d’écrire sur Facebook : « Je crains que tout cette overdose de réalité soviétique recomposée ne broie nos sens ». Et notre bon sens. Voyons si le public britannique, lorsqu’il sera confronté à son tour à cette « expérience », saura raison garder.

Article issu de l'édition N°1667