Le cadrage est resserré : une femme, le regard perdu, attend derrière un bar qu’un client moustachu commande de quoi s’abreuver. Un miroir placé derrière elle reflète la salle, bondée, où l’on distingue quelques femmes gantées et hommes chapeautés. Nous sommes aux Folies-Bergère, en 1882. L'œuvre d’Édouard Manet, Bar aux Folies-Bergères, est mondialement connue : elle figure dans nos livres d’histoire, elle est ancrée dans notre mémoire commune. Pourtant, peu de personnes savent où elle est conservée. Et pour cause, son écrin, la Courtauld Gallery, est « le joyau le plus caché de Londres, affirme la conservatrice Karen Serres. La collection Courtauld est d’une immense qualité, mais peu de gens nous connaissent ». Constituée à Londres entre 1922 et 1929 par Elizabeth et Samuel Courtauld, elle a cela de particulier qu’elle accumule des œuvres considérées aujourd’hui comme des icônes impressionnistes et post-impressionnistes : la Jeune femme se poudrant (1888-1890) de Georges Seurat, l’Autoportrait à l’oreille bandée (1889) de Vincent Van Gogh ou encore Les Joueurs de cartes (1892-1896) de Paul Cézanne. « Quand le couple Courtauld a commencé cette aventure, l’impressionnisme français n’était pas reconnu, explique Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton, qui accueille une partie de la collection à partir du 20 février. Manet et Picasso n’avaient jamais vendu d’œuvres à Londres ». Karen Serres précise : « Le but de cette exposition est de montrer ce que cette collection avait de radical à l’époque où elle fut constituée, alors que l’impressionnisme est aujourd’hui perçu comme le symbole de l’art conventionnel. La confrontation avec l’architecture moderne et novatrice de la Fondation Louis Vuitton lui donne une nouvelle dynamique, rappelle cette radicalité ».
Paris, un choix évident
Paris s’est rapidement imposée comme place de choix pour montrer la collection de Samuel et Elizabeth Courtauld. Et notamment parce que la famille Courtauld vient de France : issue d'une lignée d’entrepreneurs huguenots de l’île d’Oléron, elle se réfugie en Angleterre à la fin du XVIIe siècle alors que les persécutions dues à la révocation de l’édit de Nantes font rage en France. Les Courtauld font fortune dans la soie avant de s’imposer comme entreprise majeure du textile grâce à l’invention de la viscose. Par ailleurs, « exposer à la Fondation Louis Vuitton nous a paru logique, poursuit Karen Serres. Les expositions de grandes collections qu’elle a déjà accueillies nous ont mis en confiance ».
Très fragiles, certaines œuvres n’étaient pas en mesure de voyager loin, notamment par avion. Paris, encore, semblait être une solution plus sûre pour ces chefs-d'œuvre qui n’étaient pas sortis de leur écrin depuis quelques dizaines d’années. « Dès les débuts de la constitution de leur collection, Samuel et Elisabeth Courtauld avaient insisté sur leur souhait de prêter leurs œuvres, affirme Karen Serres. Pourtant, l’Autoportrait à l’oreille bandée de Van Gogh n’est pas sorti depuis 1955 et la Jeune Femme se poudrant de Seurat – qui n’est pas vernie et est encore sur sa toile d’origine –, n’a pas été prêtée depuis 15 ans et n’est pas venue à Paris depuis 1983 ». Elle ajoute : « Il y a également des toiles que l’on ne prête plus tant elles sont iconiques : ce serait une immense déception pour notre public qui se déplace jusqu’au musée de s’apercevoir que le Bal aux Folies-Bergère de Manet a été prêté ». La Courtauld Gallery explique avoir procédé par étapes pour faire venir les œuvres : celles de Van Gogh ont, par exemple, d’abord fait un arrêt au musée Van Gogh d’Amsterdam. « Sur place nous avons reçu beaucoup de conseils sur l’isolation des caissons de transport et en avons profité pour faire des études scientifiques qui nous ont rassurés », ajoute Karen Serres.
Un travail de recherche
Fermée jusqu’en janvier 2021 pour travaux, la Courtauld Gallery est en passe d’être totalement réorganisée. Mené par l’agence Witherford Watson Mann, ce réaménagement devrait permettre une mise à niveau des équipements techniques, la création de cinq nouvelles galeries et la mise en place d’un système de réserves sophistiqué. « Tout est parti de cette fermeture pour travaux, explique Karen Serres. Nous avions le souhait que l’ensemble des collections reste visible pendant cette période ». Et si une partie des œuvres a désormais trouvé un refuge temporaire à la National Gallery de Londres, le musée tenait « à ce que nombre d’entre elles voyagent à l’international ». Une quête de visibilité ? La conservatrice ne s’en cache pas : « Une des principales raisons de ce projet de rénovation est que l'Institut et le musée soient plus accessibles au public, notamment physiquement. L’entrée de la galerie est très peu claire. » Et cette exposition à la Fondation Louis Vuitton est aussi une manière, pour l’établissement londonien, de se faire connaitre à l'étranger et de réaffirmer sa place d’importance au sein des musées de la capitale anglaise.
Le parcours de l’exposition, lui aussi, a été conçu de manière collaborative : « Cette collection a été un parti pris, à un moment donné, explique Suzanne Pagé. Il nous fallait montrer les grandes figures, notamment celles qui ont été un repère pour les Courtauld, comme Cézanne et Seurat ». Une mise au point sur le couple Courtauld s’imposait également. « La Fondation Louis Vuitton a souvent mis l’accent sur les grandes collections du XXe siècle, continue Karen Serres. Mais dans le cas de Samuel Courtauld, c’est un peu particulier, on ne sait que très peu de choses sur lui. Nous n’avions ni ses papiers ni ses écrits. Cette exposition nous a permis d’entreprendre un vaste projet de recherche sur lui et par là-même de redécouvrir l’histoire de notre propre institution ».
À voir
« La Collection Courtauld - Le parti de l'impressionnisme », à partir du 20 février, Fondation Louis Vuitton, 8 avenue du Mahatma Gandhi, Paris (16e), fondationlouisvuitton.fr