L ’art contemporain fait désormais partie du paysage urbain et médiatique. Mieux, il est devenu synonyme de puissance économique. Pourtant, une fatigue cyclique s’exprime et pas seulement dans les rangs de Nicole Esterolle, pourfendeur des « schtroumpf émergents ». Pas question ici de se demander si l’art contemporain est « vraiment nul », selon la formule provocatrice de Jean Baudrillard, mais de s’interroger sur ses risques de vitrification, de formatage, d’un art devenu métier et carrière. L'événementialisation, la répétition des formes, la surcharge d'images, le rythme effréné des expositions, foires et biennales découragent les plus téméraires, tandis qu'une large partie du public reste éloigné de l'art d'aujourd'hui. Comment pourrait-on le réenchanter : telle est la question que nous avons posée à 12 artistes, curateurs, critiques d’art et galeristes.
Une foi intacte
Elle a suscité chez nos interlocuteurs des réponses prolixes, parfois un malaise voire un agacement. Certains comme Ralph Rugoff, commissaire de la prochaine Biennale de Venise, n’ont pas souhaité répondre : « Je ne suis pas d'accord avec ce postulat ». Pas de malaise donc. D’autres comme Gaël Charbau se sont prêtés à l’exercice tout en récusant l’idée de réenchantement, confondue avec celle d’un art lénifiant et inoffensif. Chez tous les professionnels, une foi intacte. Suzanne Pagé a livré avec des étincelles dans les yeux ses derniers enthousiasmes : « Martine Syms et une série précise de Kemang Wa Lehulere et puis, toujours si juvénile, "l’installation" conçue par Ed Ruscha à la National Gallery, sans parler de la pyramide de Christo à la Serpentine. » Sa jeune consœur Rebecca Lamarche-Vadel, curatrice au Palais de Tokyo, a appris à régénérer son regard en parcourant le « bord des mondes », en quête non pas d’artistes, mais d’êtres singuliers. « Je n’ai jamais eu le sentiment d’être aussi près de l’art, dit-elle. L’art contemporain n’existe pas, c’est une construction historique, idéologique, économique, voire politique. L’œuvre, par contre, existe bel et bien et elle n’appartient à aucun territoire, aucune discipline – c’est bien là sa puissance exceptionnelle. » Hans-Ulrich Obrist rappelle la formule de Gerhard Richter : « L'art est la plus haute forme de l'espoir ». D'autres, comme la jeune critique Sarah Ihler-Meyer, en appellent à un retour à la sensation, ou, comme la curatrice Jill Gasparina, à l'ouverture à d'autres disciplines. Et tandis que l'artiste Mohamed Bourouissa déplore une perte de l'aura, le galeriste Jérôme Poggi, évoque, pour retrouver la flamme, la quête du « sauvage » dans l'art et en lui.
Martin Béthenod, directeur du Palazzo Grassi à Venise et de la Bourse du Commerce à Paris
« La cause du désenchantement ne serait-elle pas d'abord à chercher dans la fatigue de l'œil des regardeurs, soumis à un rythme sans cesse plus élevé d'informations parfois inutiles, d'engouements souvent artificiels, épuisés à force de biennales, de foires, d'expositions-événements, de nouveautés... ? Si l'on parle des tendances des cinq ou dix dernières années, j'ai pour ma part l'impression d'avoir vu beaucoup d'œuvres fortes et de propositions intéressantes. Et je ne suis pas certain que cela ait du sens de raisonner sur des périodes plus courtes. La question n'est pas pour moi d'avoir foi dans l'art contemporain en général, car je suis réticent à toute forme de généralisation, positive ou négative, appliquée à l'art. J'ai en revanche profondément confiance en la capacité de certains artistes et de certaines œuvres, pas nécessairement nombreux, à provoquer l'émotion, la réflexion, la poésie, la grâce. Par exemple en ce moment celles de Shimabuku au Crédac d'Ivry. Il faut regarder encore. Regarder différemment. Regarder plus longtemps. »
Hans Ulrich Obrist, commissaire d’exposition, directeur artistique de la Serpentine Gallery à Londres
« Je crois au contraire que l’art aujourd’hui, comme le dit Gerhard Richter, reste “la plus haute forme de l’espoir”. Dans la période difficile que l’on vit, écologiquement, socialement, politiquement, face à la nécessité de lutter contre l’extinction de phénomènes vivants et culturels, l’art répond à une urgence. Il ne me semble pas qu’il stagne : Internet reste un immense territoire fertile, avec des implications politiques et sociales à explorer. Chaque jour, je lis les mots prémonitoires d’Edouard Glissant, que j’ai fréquenté à Paris dans les années 1990 : il…