« Je ne comprends pas ce que je fais là », a lancé jeudi l'homme d'affaires américain Bruce Toll devant la cour civile d’appel de Paris. « J’ai acheté ce tableau chez Christie’s, à qui je faisais toute confiance. Il était passé en vente chez Sotheby’s trente ans plus tôt ! » La Récolte des pois de Pissarro, que ce collectionneur de Philadelphie avait achetée en 1995 pour 880 000 dollars, a été saisi l'année dernière lors d'une exposition à Marmottan. Le 7 novembre 2017, le tribunal de Paris a ordonné sa remise à la famille Bauer. Il avait été confisqué par le commissariat aux affaires juives en 1943 avec la centaine de tableaux de Simon Bauer.
Le débat devant la cour a tourné autour de l’ordonnance du 21 avril 1945 qui stipule « la nullité » de tout acte d’expropriation sous l’Occupation, entraînant le même sort pour toute acquisition survenue depuis lors. Pour l’avocat de Bruce Toll, Me Ron Soffer, il est impossible de condamner ainsi « ad vitam aeternam toutes les transactions opérées de bonne foi ». Il a rappelé que le tableau avait obtenu un certificat de sortie en 1966 des musées de France, en reprochant à la famille Bauer de n’avoir pas agi quand il s’est retrouvé en Grande-Bretagne, puis aux États-Unis. Il a aussi fait valoir qu’elle avait perçu des indemnités pour sa perte, la dernière octroyée par la CIVS (Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations).
Au nom des Bauer, Me Cédric Fischer a réitéré la validité de l’ordonnance de 1945, effectivement « exorbitante du droit commun », mais justifiée par les circonstances historiques extraordinaires des lois raciales de Vichy. Appelant la cour à rendre son verdict « au nom de la France libre », il a indiqué que les 18 héritiers s’engageaient à rembourser l’indemnité perçue, de 109 000 euros. Il s'est aussi demandé pourquoi le collectionneur américain ne se retournait pas contre Christie’s, qui ne pouvait ignorer la provenance du tableau (il se trouve que cette maison est aussi mise en cause par la famille Lindon pour un Sisley lui aussi spolié). Jean-Jacques Bauer, 88 ans, a évoqué les souvenirs de son enfance, voyant ce tableau dans le salon de sa famille, et leur fuite de Paris, avant de s’interrompre, trop ému. « Ce n’est pas une question d’argent », a soufflé son avocat. Délibéré le 2 octobre.